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Quel est donc le caractère essentiel de la vie qui rendra ainsi possible la réconciliation de l’égoïsme et du désintéressement ? — Ce caractère, c’est celui que M. Guyau appelle la a fécondité morale. » Selon lui, la tendance naturelle de l’être, son mobile normal, c’est de chercher la plus haute intensité de vie possible ; or, il se trouve que ce maximum d’intensité a pour corrélatif la plus large et la plus féconde expansion. Que demande la morale à la vie individuelle ? De se répandre pour autrui, en autrui, et, au besoin, de se donner ; eh bien ! dit M. Guyau, cette expansion n’est pas contre la nature de la vie : elle est au contraire « selon sa nature, » bien plus, est la condition même de la vie la plus véritablement intense.

Suivons dans ses détails la démonstration entreprise par l’auteur. D’abord, dit-il, au point de vue physique, c’est un besoin normal pour l’individu que de manifester la fécondité de la vie en engendrant un autre individu, si bien que cet autre devient comme une condition de nous-même. La vie, semblable au feu, ne se conserve qu’en se communiquant. M. Guyau attache une grande importance à cette fonction de fécondité par excellence qui entretient la perpétuité de l’espèce. La distinction des sexes a eu, selon lui, une capitale influence dans l’évolution de la vie morale : grâce à la distinction des sexes, l’organisme individuel a cessé d’être isolé, son centre de gravité s’est déplacé. Si, par impossible, ce que les physiologistes appellent la « génération asexuée » avait prévalu dans les espèces animales et finalement dans l’humanité, la société existerait à peine. De même pour les vertus sociales. « L’époque de la génération, remarque M. Guyau, est aussi celle de la générosité. » Les enfans sont égoïstes, ils n’ont pas encore un surplus de vie à déverser au dehors. Le jeune homme a tous les enthousiasmes, il est prêt à tous les sacrifices, il vit trop pour ne vivre que pour lui-même. Le vieillard, au contraire, est souvent porté à redevenir égoïste. Les malades ont les mêmes tendances ; toutes les fois que la source de vie est diminuée, il se produit dans l’être entier un besoin d’épargner, de garder pour soi : « on hésite à laisser filtrer au dehors une goutte de la sève intérieure. » La génération a pour effet de produire le groupement des organismes, de faire vivre l’individu hors de lui-même, de créer la famille et, par là, la société ; aussi ce n’est là encore qu’une forme particulière du besoin général de fécondité. Ce besoin, symptôme d’un surplus de force « accumulé par la nutrition même de l’organisme et par son développement physique ou mental, finit par agir sur l’organisme tout entier : il exerce du haut en bas de l’être une sorte de « pression » qui pousse l’être à produire, à engendrer de toutes les manières possibles, à se prolonger au dehors en autrui. M. Guyau analyse avec une grande pénétration toutes ces formes