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aux âges de la foi, le même bois représente souvent, sur une de ses faces, la vie d’un saint ; sur l’autre, une suite de rosaces et de fleurs, de telle sorte que chaque geste du saint figuré d’un côté devient de l’autre un pétale ou une corolle : ses dévoûmens ou son martyre se transforment en un lis ou une rose. Agir et fleurir tout ensemble, souffrir en s’épanouissant, unir en soi la réalité du bien et la beauté de l’idéal, tel est le double but de la vie ; et nous aussi, comme les vieux saints de bois, nous devons nous sculpter nous-mêmes sur deux faces[1]. »


IV

Ainsi agrandie et complétée, la morale de l’évolution et de la vie fournit-elle une règle suffisante ? M. Guyau nous a montré qu’il existe dans la vie individuelle elle-même, en vertu de sa nature expansive, un germe d’harmonie avec la société ; il a montré aussi qu’en fait, grâce à la civilisation, cette harmonie ira croissant dans les siècles à venir. N’avons-nous donc plus qu’à nous abandonner au mouvement naturel de la vie, et toute la morale tiendra-t-elle, au pied de la lettre, dans ces deux mots : sequere naturam, ou, si l’on veut, sequere vitam ? — Non, selon nous, car la vie contient le germe de la discorde à côté du germe de la concorde. Une des lois capitales que la doctrine de l’évolution a mises en lumière, c’est précisément la « lutte pour la vie ; » cette lutte, sans doute, peut tenir aux circonstances du milieu plus qu’à la nature essentielle de la vie même, mais, comme il y aura toujours pour l’activité humaine un milieu matériel et des nécessités matérielles, la lutte subsistera toujours et aura pour conséquence, dans l’avenir comme par le passé, un état de guerre plus ou moins sourde entre les intérêts, un conflit des tendances égoïstes et des tendances désintéressées. Or, l’objet de la morale, c’est précisément la paix, l’accord, l’harmonie. La morale oppose donc à la vie réelle une vie idéale, qui n’est pas sans doute en contradiction avec l’autre, mais qui n’est pas non plus simplement la vie telle qu’elle est quand on s’abandonne aux impulsions purement vitales.

Qu’est-ce, d’ailleurs, que la vie ? Cette idée, fondamentale dans la théorie de l’évolution, il eût été bon d’en faire l’analyse au double point de vue de la biologie et de la métaphysique, car la vie est à la fois un phénomène de mécanisme et la manifestation de quelque chose qui dépasse de beaucoup le mécanisme même, de quelque chose qui sent, pense, veut. Ce n’est pas. — et M, Guyau le reconnaît tout le premier, — avec une simple transposition d’atomes

  1. L’Irréligion de l’avenir, p. 353.