Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/892

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’existence. La morale de l’avenir devra donc être métaphysique en même temps que scientifique ; elle sera l’application à la conduite de la totalité des connaissances positives et de la totalité des connaissances on spéculations métaphysiques : pour mouvoir l’homme entier, — dans ces alternatives solennelles et, comme disent les Allemands, tragiques, où l’homme n’agit plus sous l’impulsion machinale de l’instinct, mais dans le grand jour de la réflexion, — il faut mettre en jeu tous les ressorts intellectuels, sans compter tous les ressorts du sentiment. C’est donc avec raison qu’à l’adage vulgaire : « vivre d’abord, ensuite philosopher, » on a répondu ici-même : « Une manière de vivre n’est qu’une manière de philosopher[1]. »

Puisque, dans les transformations futures de l’idée morale, les appuis purement scientifiques ne seront jamais qu’auxiliaires, quels en seront les appuis essentiels ? C’est ce que nous aurons à rechercher quelque jour. Dès maintenant, nous pouvons conclure, contrairement à MM. Spencer, Leslie, Clifford, et en conformité avec les dernières conclusions de M. Guyau, que les soutiens métaphysiques de la moralité seront toujours nécessaires. Pour M. Guyau, ces soutiens métaphysiques ne sont eux-mêmes que des hypothèses ; pour nous, ils sont quelque chose de plus. Quoi qu’il en soit, eux seuls pourront fournir la solution la plus rapprochée possible du grand problème qui s’impose à l’humanité réfléchie : légitimer par la réflexion même l’instinct moral, le droit, le dévouement, justifier ainsi la justice, sacrer rationnellement la charité, en plaçant sur son front un diadème qui soit pour la pensée une lumière. Seule, la métaphysique peut tenter de faire franchir à l’homme, par un acte de volonté réfléchie, le difficile passage du moi au non-moi, de l’égoïsme au désintéressement. Pour cela, dit M. Guyau, il faudra toujours dépasser la pure expérience, spéculer sur le réel et sur l’idéal, ajouter aux faits positifs des conceptions métaphysiques sur la nature de l’homme et la valeur de la vie. « Les vibrations lumineuses de l’éther se transmettent de Sirius jusqu’à mon œil, voilà un fait ; mais faut-il ouvrir mon œil pour les recevoir ou faut-il le fermer ? On ne peut pas à cet égard tirer une loi des vibrations mêmes de la lumière. » Pareillement, « ma conscience arrive à concevoir autrui, mais faut-il m’ouvrir tout entier à autrui, faut-il me fermer à moitié ? » C’est là un problème dont la solution dépendra de mes conceptions sur l’univers et sur mon rapport avec les autres êtres. « Il est des circonstances où la pratique a tout à coup besoin de la métaphysique : on ne peut plus vivre, ni surtout mourir sans elle. »


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voir l’étude de M. Brunetière sur M. Caro, dans la Revue du 1er avril.