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soustraire une partie de sa fortune à la taxe de guerre. Il fallait que l’inculpé eût vingt fois raison pour qu’on ne lui donnât pas tout à fait tort.

De toutes les garanties qu’on avait contre la fraude, la meilleure était encore l’opinion publique. L’attachement des modernes à la patrie n’est pas comparable à celui des anciens. On s’étonne, à première vue, de l’étendue des sacrifices que l’état pouvait imposer à un Grec ou qu’un Grec s’imposait à lui-même pour le service de l’état. Tout se réunissait pour les lui faire accepter : l’amour très ardent qu’inspirait le sol natal, la vanité, le désir de renchérir sur les générosités d’autrui, le goût de la popularité, la conviction que le zèle à remplir les devoirs civiques était la sauvegarde de la sécurité extérieure et par conséquent des intérêts de chacun. Da là cette idée qu’il fallait se soumettre bravement à toutes les exigences fiscales de l’état, et même lui fournir plus qu’il ne demandait. On était moralement tenu de dépasser ici la mesure de ses obligations, et l’on savait presque mauvais gré à ceux qui faisaient simplement le nécessaire. « J’ai supporté les charges qui m’étaient prescrites, disait un individu aux jurés, avec plus d’entrain que je n’y étais forcé. » — « Dans mon privé, disait un autre, je suis économe ; je suis plus heureux de dépenser pour vous que d’amasser pour moi. » Un Athénien se vante, dans un discours d’Isée, de toucher le moins possible à ses revenus, et de les réserver pour les besoins de la cité. Quand même ce ne serait là que des paroles en l’air, ces textes auraient néanmoins de la valeur comme indice du sentiment général, puisque de tels argumens étaient invoqués devant les juges. Mais il y a plus ; dans la réalité, les choses se passaient vraiment de la sorte. Les libéralités des riches envers l’état n’étaient point rares à Athènes, et elles se produisaient sous toutes les formes : dons d’argent, de navires, d’armes de guerre, distributions de blé, prestations onéreuses. Il arrivait même parfois qu’un décret du peuple ouvrit une souscription nationale. Un fait de ce genre eut lieu dans une circonstance où l’on devait pourvoir a au salut de la cité et à la garde du territoire. » On fixa le minimum et le maximum des cotisations ; la pierre où furent gravés les noms, bien qu’elle soit mutilée, n’en contient pas moins de cent seize ; presque tous versèrent le maximum, c’est-à-dire 200 drachmes (196 fr.)[1]. Si les Athéniens montraient ce désintéressement dans les cas où il n’était point obligatoire, j’en conclus qu’ils avaient peut-être quelque scrupule à tromper les agens de l’eisphora, et que la fraude était moins grande qu’on ne s’y attendrait de la part d’un peuple chez qui l’habileté se confondait trop souvent avec la fourberie.

  1. Corpus inscriptionum Atticarum, II, 334.