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rouge sur ses bouteilles opaques, et Thackeray était en droit de dire que, « grâce à lui, la bière anglaise était connue là même où on ignorait encore le nom de l’Angleterre. » N’a-t-on pas, d’ailleurs, vu de nos jours l’université d’Oxford proposer comme sujet de débat à ses orateurs, la question suivante : « Laquelle des deux découvertes, de l’imprimerie ou de la bière de Bass, avait été la plus profitable à l’humanité ? » La discussion fut vive, et, après avoir ouï d’éloquens discours, l’auditoire se prononça à une assez forte majorité en faveur du brasseur de Burton. Dans un élan de lyrisme tout britannique, l’un des orateurs n’hésita pas à attribuer à la bière anglaise, à la force physique qu’elle développe, à la trempe solide qu’elle donne au corps et à l’esprit, le gain de la bataille de Waterloo, la conquête des Indes, la souveraineté des mers et le succès des grandes explorations scientifiques et géographiques.

Quoi qu’il en soit de la valeur de ces assertions, on ne saurait contester que la fabrication et le commerce de la bière constituent l’une des plus importantes industries du Royaume-Uni. L’on n’y compte pas moins de 22,278 brasseurs. Dans son discours sur le budget, en 1880, M. Gladstone citait au parlement le nom de M. Bass comme le representative man de cette industrie, et sa brasserie comme « l’une des institutions fondamentales et respectées de l’Angleterre. » Le fétichisme pour ce produit national en fait remonter l’origine jusqu’aux temps les plus reculés. Certains fanatiques affirment que les Pharaons connaissaient la bière et que c’était après la bière d’Egypte que soupirait le peuple d’Israël dans le désert. De là à conclure que Bass, le grand brasseur, descendait en ligne directe de Bassareus, divinité égyptienne à laquelle on offrait des libations d’orge et de vin, et que le triangle rouge adopté comme marque de commerce par M. Bass n’était autre qu’une pyramide égyptienne rappelant son antique descendance, il n’y avait qu’un pas, et les humouristes le franchirent. Puis Shakspeare ne proclamait-il pas la bière « la boisson des rois, » et la poétique Marie, reine d’Ecosse, ne trompait-elle pas les ennuis de sa captivité, au donjon de Tutbury, en s’abreuvant d’ale? Richard Cœur-de-Lion était un grand buveur du nectar de Burton, et bien avant lui les rois saxons, désireux de se concilier l’affection de leurs sujets, avaient fait construire un pont sur le Trent afin de leur faciliter l’accès de cette nouvelle Mecque. L’histoire ajoute, il est vrai, qu’au XIIe siècle on reconnut la nécessité de surélever les parapets dudit pont, bon nombre de sectaires ivres se noyant régulièrement au retour de la cité sainte.

William Bass, le fondateur de la grande brasserie qui porte son nom, était un simple voiturier de Burton, employé au transport de la bière. L’idée lui vint qu’il gagnerait probablement davantage à