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en fabriquer lui-même et à vendre ses produits qu’à camionner ceux des autres. C’était en 1777. Sa bière était peu connue à Londres, à en juger par ce fait qu’il n’en écoulait qu’un ou deux barils par jour. On la vendait dans une hôtellerie du Gray’s Inn Lane, à l’enseigne du Paon. Pendant plusieurs années, il dut se contenter de ce débouché restreint et de quelques envois en Russie où le consommateur exigeait une bière plus forte, plus foncée en couleur ; mais les droits élevés imposés par la douane moscovite et la concurrence des bières allemandes ne tardèrent pas à lui fermer ce marché. Il songea alors à s’en ouvrir un plus lucratif, aux Indes.

D’autres avaient pris les devans. Depuis des années, ce commerce était aux mains d’une puissante maison de Londres, MM. Abbott et Hodgson. Ils le monopolisaient et y gagnaient des millions, mais leurs prix élevés et leurs exigences leur aliénaient le bon vouloir des négocians de Calcutta, de Madras et de Bombay ; aussi l’un des hauts employés de la compagnie des Indes, commensal assidu de l’hôtellerie du Paon et grand appréciateur des produits de Bass, l’encouragea-t-il à donner suite à son projet. Ayant lui-même résidé aux Indes, il lui suggéra de fabriquer pour ce marché une bière spéciale, ses produits habituels courant risque de s’altérer pendant le voyage. Bass se mit au travail, précisant sa formule : produire une bière légèrement amère, saine, agréable au goût, claire comme l’ambre, mousseuse comme le Champagne, capable de résister aux variations de température d’un long voyage par le cap de Bonne-Espérance et aux chaleurs de l’Inde. Il n’y épargna ni sa peine ni son temps, décidé à réussir, entrevoyant une grosse fortune pour prix de ses déboursés et de ses efforts, et il réussit enfin, après de nombreuses tentatives, à produire le Bass Bitter Beer.

Son premier envoi aux Indes eut un succès complet. Non-seulement sa bière était, comme couleur et comme saveur, très supérieure à celle de ses concurrens, mais on lui fit, à tort ou à raison, la réputation de posséder certaines vertus hygiéniques, celle, entre autres, d’être un excellent spécifique contre les maladies de foie, si fréquentes parmi les résidens européens. Il n’en fallut pas davantage pour lui assurer une grande vogue. Une seconde expédition s’enleva de suite. Les ordres affluèrent, dépassant toutes les espérances de Bass, ainsi que devaient le faire plus tard les millions qu’il accumula.

Il semble qu’à certaines périodes de leur vie, la fortune que l’on dit inconstante s’attache aux pas de ceux qu’elle favorise avec une constance que rien ne lasse, et fasse servir à leur succès les accidens les plus imprévus, les sinistres mêmes, qui les ruineraient en tout autre temps. Au moment où son commerce avec l’Inde prenait cette extension,