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s’adressa à John-Jacob Astor l’ancien associé de son père, devenu le plus important capitaliste des États-Unis.

Dans une lettre curieuse et qui éclaire d’un jour tout particulier les difficultés au milieu desquelles se débattaient ces hardis pionniers, il lui annonçait sa visite prochaine, lui en exposait l’objet et le mettait au courant de sa situation. Il possédait alors 1 million d’acres d’excellentes terres, des fermes, des embryons de villes, des villages, des canaux, des routes, des ports, des quais. Quinze cents acquéreurs divers lui devaient des sommes importantes; elles rentreraient, mais à échéances éloignées. En attendant, il lui fallait un prêt considérable. John-Jacob Astor lui répondit qu’il l’attendait et l’invita à dîner sans s’expliquer sur ses intentions. Pendant le repas, le vieux millionnaire lui raconta ses débuts difficiles, entremêlant son récit d’une foule d’anecdotes caractéristiques de la carrière aventureuse de Peter Smith, de l’époque où lui-même l’allait visiter dans ses campemens nomades, des ballots de fourrures que tous deux avaient souvent dû porter sur leur dos à travers les forêts. Puis, enfin, abordant le sujet de leur entrevue avec sa brusquerie ordinaire :

— Vous avez besoin d’argent ? Combien vous faut-il ?

— Deux cent cinquante mille dollars.

— Tout à la fois?.. et de suite?

— Absolument.

Astor réfléchit un moment, puis reprit :

— C’est bien. Vous les aurez demain.

Le lendemain, en effet, il recevait un chèque à vue pour cette somme énorme à cette époque, en encaissait le montant et repartait pour Oswego, d’où il envoyait à John-Jacob Astor une hypothèque de même valeur sur ses propriétés.

En peu d’années, il remboursait le montant. La valeur de ses terrains augmentait dans des proportions qui dépassaient son attente. Moins de vingt ans plus tard, il se trouvait à la tête d’une fortune colossale. Mais le grain de folie, ou tout au moins d’excentricité, que son père lui avait transmis s’accentuait en lui à mesure qu’il avançait en âge. Absorbé par l’administration de ses propriétés, qui réclamaient tout son temps et toute son attention, par les soucis d’une gestion qui s’étendait sur des villes naissantes, des villages, d’innombrables fermes, des routes à faire et à entretenir, des canaux à creuser, des rentrées à surveiller, ce millionnaire prit les millions en dégoût, et le plus riche propriétaire de l’état de New York ne rêva plus qu’aux moyens de cesser de l’être. « Depuis des années, disait-il, je suis un agrarian; j’estime que tout homme a droit à la possession d’une ferme, et que nul ne doit convoiter davantage. »