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pas tenir leur sérieux en mentant; la chose leur semble si drôle qu’ils éclatent de rire. Les Afghans sont des menteurs consommés, de grands artistes en tromperie, qui ne rient jamais, ils considèrent la parole comme la fausse monnaie la plus commode à frapper, et ils se servent de cette monnaie de plomb pour se procurer de l’or.

L’Afghan mêle l’esprit commercial à tout. Il ne donne pas sa fille en mariage, il la vend, et il entend qu’elle lui rapporte au moins 500 roupies : « Tu restes assise dans ton coin et tu pleures, dit la chanson. Que pouvons-nous faire pour toi? Ton père a reçu l’argent. » Il mêle aussi l’esprit commercial à sa religion. Fervent musulman sunnite, il veut que, comme sa fille, sa dévotion lui rapporte gros. On sait le prix qu’attachaient les rois mérovingiens à posséder le tombeau d’un évêque ou d’un saint; ils y voyaient un double avantage : le saint faisait des miracles, et les foires qu’on tenait en son honneur étaient plus courues que toute autre. Comme les rois mérovingiens, les Afghans pensent qu’il est précieux pour un village d’avoir la tombe d’un martyr ou chahid, lequel attire à la fois la bénédiction du ciel, les pluies fécondantes et une foule de pèlerins bons à piller. Quand on n’a pas de martyrs sous la main, on en fabrique. Les Afridis assassinèrent un saint homme à la seule fin de s’assurer la possession de son cadavre. M. Darmesteter raconte qu’aux premiers temps de l’occupation du Pendjab, le commissaire anglais, le major James, reçut la visite d’un fakir gardien du tombeau d’un saint, et que le fakir lui dit : « Vous savez que quand un vrai saint est mort, son corps s’allonge par degrés dans la terre. Le mien m’est apparu en songe et m’a signifié qu’il était trop à l’étroit, qu’il demandait un mètre de terrain. » Le major accorda le mètre. Bientôt le saint, qui continuait de grandir, en demanda deux; on les lui donna. Mais il grandissait toujours, et le major commençait à s’inquiéter. Un jour le fakir vint lui annoncer que désormais le cadavre mesurait quarante mètres de long: — « Ah ! cette fois, c’en est trop ! s’écria le commissaire; ton saint veut-il donc me chasser du cantonnement? » Et il avertit le fakir que si le mort s’obstinait à grandir, il en coûterait à son ambassadeur. Le fakir se le tint pour dit, et le mort se tint tranquille.

Cette race énergique, indomptable, remuante autant qu’arrogante, supérieure en instruction militaire à tous ses voisins, les aurait asservis si elle formait un corps de nation. Mais, comme le reprochait aux Afghans leur grand poète Kouchal, ce qui leur manque, c’est le don de la concorde et de l’unité: « Nous parlons la même langue, disait-il, nous parlons tous pouchtou, mais nous ne comprenons pas ce que nous nous disons l’un à l’autre. » Cependant, si les Afghans, comme les Arabes, n’ont pas la notion de patrie, certaines idées leur sont communes, et deux sortes d’entreprises peuvent les unir pour quelque temps : c’est le djihad ou la guerre sainte, et le loot ou la guerre de