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est une grosse, elle servira au plus habile de ses voisins, à celui pour le compte duquel elle mordra l’autre. »

La fourmi mordrait-elle le Russe ou l’Anglais? C’est une question qui l’embarrasse. On assure que l’émir Abdoul-Rhaman, petit-fils de Dost-Mohammed, a fait son choix, qu’il a du goût pour la civilisation et les modes anglaises, qu’au grand étonnement de sa femme légitime et de ses cent et une concubines, il a installé l’éclairage électrique dans son palais, qu’il fait venir du grand magasin de Pechawer toutes les élégances de Régent-Street, et que le précepteur de ses enfans leur apprend l’anglais. Il a oublié que, dans sa jeunesse, il fut l’hôte des Russes, qui lui payaient une pension de 25,000 roubles. Sans doute, il les juge plus dangereux que ses voisins de l’Est; il les tient pour de grands pêcheurs de royaumes, il se défie de leurs amorces et de leur nasse. Les poètes afghans l’accusent d’être « l’enfant des Inglis,» et comme les mœurs anglaises ont dans l’Afghanistan la même réputation que les mœurs françaises en Angleterre : « Caboul, dit la chanson, est devenu l’Indoustan, et le dévergondage sera le lot de nos femmes. Les doubles roupies volent de toutes parts. Mais il reste une grande bataille à livrer; La plaine est toute rouge de fleurs, les roses rouges sont le sang des martyrs. » Un autre chansonnier, plus hardi encore, a osé dire que depuis que le sardar Abdoul Rhaman règne à Caboul, « la foi de l’homme dans l’homme a disparu, qu’il massacre en masse les Ghazis par trahison. » Les Ghazis sont les soldats de la guerre sainte : ils abhorrent l’infidèle, ils n’admettent aucune compromission avec lui, et l’éclairage électrique leur est suspect.

Quoique Abdoul-Rhaman ait interdit à ses sujets de parler de lui, même en bien, sous peine d’avoir la langue coupée, les Afghans continuent de parler. Ils ne souffrent le despotisme qu’à la condition qu’il soit tempéré par l’anarchie, et ils estiment que tout peuple a le droit de chansonner ses souverains; c’est leur déclaration des droits de l’homme, leurs principes de 1789. Bon gré, mal gré, l’émir est tenu de compter avec les chansons et avec l’opinion, il affirme en toute rencontre qu’il n’a d’alliance avec personne, qu’il empêchera l’Ourouss de passer dans l’Inde, l’Inglis de passer en Turkestan. Quand la commission anglaise de la délimitation des frontières retournait de l’Oxus à Pechawer, l’émir lui fit fête, mais la pria de ne point s’attarder en chemin, le bruit s’étant répandu qu’il lui avait vendu l’Afghanistan et qu’elle venait prendre livraison.

— « Il est de l’intérêt des Anglais, nous dit M. Darmesteter, que l’Afghanistan, puisqu’ils ne peuvent l’occuper (toute occupation serait un suicide), soit aux mains d’un chef fort, peu disposé à se laisser absorber par la Russie. La chute d’Abdoul-Rahman serait un désastre pour eux, car elle laisserait le champ libre, soit à une créature des Russes, soit à l’anarchie, qui, elle aussi, sera rasse. Qui sera là pour