Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remettre en bon, chemin des compagnies de Cosaques qui seraient tentées de s’égarer sur, la route d’Hérat? » Malheureusement, il n’est pas prouvé « que l’émir aille dormir son dernier sommeil dans le grand sépulcre qu’il a fait construire à Caboul, aux jardins de Baber, au pied de la tombe, du Grand-Mogol. » Il a beaucoup de cousins, et, en Afghanistan plus qu’ailleurs, tout cousin est un ennemi. C’est par les rigueurs et les cruautés qu’il se défend contre les conspirateurs et les prétendans. M. Bonvalet demandait à un fonctionnaire afghan, si Abdoul-Rahman était un bon émir : — « Oui, répondit-il, un bon émir, juste, mais sévère. En ce moment, il fait couper au moins trente têtes par jour, rien qu’à Caboul.» Ce fonctionnaire exagérait; mais on ne peut nier qu’Abdoul-Rahman ne soit un terrible justicier. Deux jours par semaine, le mercredi et le samedi, il rend ses arrêts, la main au pommeau de l’épée. Il dit : Bekouchid, — et on coupe la gorge à l’accusé ; il dit : Gargara kounid, — et un homme est pendu. Au temps des affaires de Pendjeh, on lui amena un indiscret qui avait annoncé que les Russes approchaient : — « Eh bien! lui dit l’émir, on va te faire monter au sommet de cette tour, et on ne te donnera à manger que quand tu verras arriver les Russes. »

Les Afghans se vantent d’être de grands politiques; on prétend que, chez eux, tout le monde s’intéresse aux affaires d’état, et que des enfans de dix ans les discutent avec des barbes blanches, qu’ils étonnent par leur précoce sagesse. Ce qui est certain, c’est que l’Afghan a l’esprit trop délié pour ne pas se rendre un compte exact de ses intérêts et de sa situation, et qu’il se sent désormais enserré dans un étroit espace entre deux colosses, qui se menacent des yeux par-dessus sa tête. Cette situation, en même temps qu’elle l’inquiète, augmente encore son orgueil de race et lui fait sentir toute son importance : si jamais la grande partie s’engageait, il serait un atout.

M. Bonvalot a pu constater que, dans le Yaghistan, dans le Tchatral, les indigènes s’intéressent infiniment aux entreprises, aux projets des Russes. Quant aux Afghans de l’émir, ils reprochent à la commission anglaise, chargée de défendre leurs frontières, de s’être montrée accommodante à leurs dépens, d’avoir cédé à la Russie un morceau de leur territoire. Le gouvernement de l’Inde a perdu dans leur estime; ils méprisent les patiens qui domptent leur cœur, ils ne respectent que les forts qui parlent haut. Demandez à un politicien afghan ce qu’il pense des deux grandes puissances rivales, il vous dira que les Inglis sont très riches, que leurs colonels touchent 6,000 roupies par mois, que les Ourouss sont pauvres, qu’ils paient mal leurs généraux, mais qu’ils ont beaucoup de soldats. S’il vous disait tout ce qu’il pense, il ajouterait peut-être que le champ de pillage est de l’autre côté de r Indus et non de l’Oxus, que si les Afghans s’alliaient aux Ourouss,