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ne se piquent à leur tour, en perfectionnant les procédés et en serrant le dessin du vers ou de la strophe, que de rendre l’imitation ou la représentation plus conforme à la nature, et par suite l’illusion plus complète. Et les naturalistes eux-mêmes, — sans compter qu’avant les romanciers ce sont deux peintres qui ont fondé l’école, — ne voyez-vous pas qu’ils n’ont eu pour principal objet que de produire avec des mots les sensations qu’autrefois la forme et surtout la couleur passaient pour seules capables de rendre ?

Nous sommes aujourd’hui à la veille d’une transformation nouvelle, et l’on dirait qu’après s’être approprié les moyens de la peinture, jusqu’à les posséder aussi bien ou mieux que les peintres eux-mêmes, la littérature veuille s’emparer maintenant de ceux de la musique. Cela déjà ne perçait-il point dans ces vastes symphonies auxquelles certains naturalistes aimaient à comparer leurs romans, comme aussi dans le langage dont se servaient quelques parnassiens pour indiquer leurs intentions ? Développer un sujet, c’est maintenant exécuter des variations sur un thème ; et on ne passe plus d’une idée à une autre idée par des transitions, mais par une série de modulations. Aussi bien, sous ce rapport, les titres qu’on préfère dans l’école décadente sont-ils assez caractéristiques : Romances sans paroles de M. Paul Verlaine, Cantilènes ou Complaintes de M. Jean Moréas ou de M. Jules Laforgue, les Gammes de M. Stuart Merrill. Et, lorsque l’on compare enfin le peu de profondeur apparente de leurs compositions, de leurs symphonies ou de leurs sonates, avec ce qu’ils ont l’air entre eux d’y voir ou d’y entendre de symbolique et de mystérieux, il semble que Carlyle ait écrit pour eux cette page de ses Héros : « Pour ma part, je trouve une signification considérable dans la vieille définition vulgaire que la Poésie est métrique, a une musique en elle, est un Chant… Musical! Que de choses tiennent en cela! Une pensée musicale est une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le plus intime de la chose, qui en a découvert le mystère le plus intérieur… La signification de chant va profond; — ne diriez-vous pas, en vérité, son traducteur et lui, qu’ils parlent décadent ? — Qui est-ce qui, en mots logiques, peut exprimer l’effet que la musique fait sur nous ? Une sorte d’inarticulée et d’insondable parole qui nous amène au bord de l’Infini, et nous y laisse par momens plonger le regard… Voyez profondément, et vous verrez musicalement.» C’est là justement la prétention ou l’ambition des Symbolistes et des Décadens. La chose qui est au-delà, soupçonnée, et au besoin supposée plutôt qu’aperçue, vaguement sentie, par ses effets, plutôt qu’en elle-même, et plutôt que pensée, voilà bien ce qu’ils voudraient saisir. S’ils ont eux-mêmes déjà dit beaucoup de folies là-dessus, il faut d’ailleurs leur savoir gré de n’en avoir pas dit encore davantage. Lorsque l’on a commencé d’entrer dans l’Insondable, il est