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qui décide Barbara à reprendre un costume de sa première jeunesse. Elle dénoue les tresses sévères de ses cheveux de cuivre et leur permet de flotter librement autour de la claire pâleur de son beau visage; elle retrouve dans une vieille armoire une chemise de flanelle gros bleu, une jupe courte, des bottes lacées, des guêtres de chasse, une ceinture de cuir, et, ainsi accoutrée, elle redevient une belle fille de seize ans, ressemblant autant que possible à quelque jeune frère. Sous cet aspect séduisant, elle renoue connaissance avec les arbres gigantesques dont elle se sent comme la dryade protectrice, et elle fait commerce d’amitié avec un petit nègre vagabond de la laideur la plus comique, Beauregard Walsingham, qui ne sait pas son propre nom, parce que sa mère ne l’appelle jamais que mon cœur quand elle est contente, et Satan quand il n’est pas sage. Ce jeune singe contribue à mettre la note humoristique d’usage dans un récit où nous ne la trouvons pas indispensable. Il est assez mal pourvu de culottes, son habit déguenillé traîne en revanche sur le sol derrière lui ; il est petit avec des pieds étroits d’un bleu noir sur lesquels il se tient mollement, ses grands orteils doublés de jaune dressés vers le ciel. Ses paupières huileuses découvrent des yeux imperceptibles, le teint est couleur de bitume foncé, la lèvre inférieure, qui pend aux minutes d’étonnement, a les teintes rose pâle d’un champignon sur lequel il a plu. De ce gracieux personnage, rencontré par hasard, Barbara fait son domestique : il porte sa boîte à couleurs quand elle va dessiner d’après nature, il s’asseoit derrière son chariot de pêche canadien, il trotte sur ses talons pendant de longues courses à pied, il couche sur une peau d’ours devant sa porte. Les voisins ne se doutent pas de la double vie que mène Barbara; ils voient le dimanche une femme en grand deuil, triste et silencieuse ; personne ne connaît l’espèce d’androgyne charmant qui fait toute la semaine l’école buissonnière avec un compagnon invisible, dont le petit nègre attaché à ses pas ne soupçonne guère la présence : Valentin Pomfret, le jeune mari disparu, gai, charmant, comme aux jours de leur lune de miel. Elle croit sentir, tout en marchant, jusqu’à la chaleur de son corps. Tant que la neige ne sera pas venue mettre fin à ce bonheur d’automne, elle le goûtera dans son adorable plénitude ; plus d’images effrayantes, plus de souvenirs horribles, elle a maté ses nerfs en désarroi, elle est redevenue maîtresse de ses pensées, elle les domine, elle ne laisse que les plus douces prendre possession d’elle :

« Un soir, elle revenait au crépuscule, en fredonnant une chanson que son mari avait particulièrement aimée :


Bravo! bravo! Pulcinella
Bravo, Pulcinella!