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compris, et ceux qui les adoptent en sont autant les inventeurs que ceux qui les ont enseignés. Faut-il en donner un mémorable exemple? Lorsqu’il y a quelque cent ans, Kant écrivait sa Critique de la raison pure, ce n’était pas, nous le savons, pour fortifier ou pour multiplier les motifs de doute. Bien au contraire, tout ce qu’il enlevait à l’autorité de la raison pure, il se proposait de le restituer à la raison pratique, et ainsi de fonder, sur les ruines de l’ontologie, la certitude et la souveraineté de la loi morale. Cependant, contre son intention formellement déclarée, il nous a plu, à nous, de diviser son œuvre ; nous avons étendu sa critique aux vérités qu’il en avait lui-même exceptées ; et enfin, du philosophe qui peut-être a parlé le plus noblement du devoir, nous avons fait le théoricien du scepticisme transcendantal. Est-ce lui qui n’a pas connu la portée de sa critique? Est-ce nous qui ne l’avons lui-même qu’à moitié compris? Mous répondons qu’autant la question est curieuse pour les historiens de la philosophie, autant est-elle indifférente à ceux qui ne veulent étudier dans l’histoire que les suites effectives et les conséquences réelles du kantisme. Pareillement, dans le cartésianisme, la façon dont on l’a compris ou entendu, ce que les contemporains ou la postérité de Descartes y ont VII, ce qu’ils y ont mis peut-être, voilà uniquement ce qui nous intéresse. Même une étude plus particulière, plus approfondie, plus voisine de la lettre ou de l’esprit du texte, bien loin de nous être nécessaire, — et sans compter qu’on la trouvera partout, — ne pourrait que contribuer à nous induire en erreur sur la nature de son influence. Nous croirions en effet que ce qu’il y a de capital ou d’essentiel dans le Discours de la méthode l’est, ou le doit être aussi dans le cartésianisme. Et nous discernerions alors moins clairement les trois ou quatre thèses fondamentales auxquelles on peut ramener et réduire la doctrine entière.

La première est celle de l’Identité de l’être et de la pensée. On sait en quoi elle consiste : si seulement on apprend ce que l’on n’a pas su jusqu’alors, — et ce qui fait proprement l’objet, comme aussi toute la nouveauté de la méthode cartésienne, — c’est-à-dire à distinguer la pensée de tant d’imitations ou de contrefaçons d’elle-même, qui sont les impressions des sens, les fantômes de l’imagination, ou les visions du rêve, tout ce qu’on pense existe, rien n’existe qu’autant qu’on le pense, et la pensée enveloppe l’existence de son objet. C’est ce que Spinosa, plus cartésien encore que Descartes, a exprimé quelque part, dans son Éthique avec sa concision et son énergie singulières. Si Dieu n’existait pas, dit-il, il y aurait donc dans l’entendement humain quelque chose de plus que dans la nature, ce qui est de soi parfaitement absurde.