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« libertins,» à l’intention de qui Pascal méditait d’écrire l’apologie de la religion chrétienne, ce n’étaient pas sans doute les Nicole et les Arnauld, mais c’étaient les cartésiens, les vrais et bons cartésiens, ceux dont Spinosa, quelques années plus tard, devait être l’interprète? — « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences; Descartes, » — lit-on encore dans le manuscrit des Pensées; et en vingt autres endroits, directement ou obliquement, c’est Descartes qu’il vise. Mais, en même temps qu’aux cartésiens, c’est à une autre espèce aussi de «libertins,» non moins nombreux alors et non moins dangereux, dont nous aurons prochainement à parler, que l’Apologie s’adresse. Disons donc alors qu’avec les autres il n’est pas douteux que les cartésiens soient enveloppés dans la polémique de Pascal; et, pour preuve, c’est qu’il n’y a pas une seule des idées essentielles ou fondamentales du cartésianisme dont les Pensées, dans l’état d’inachèvement et de mutilation où elles nous sont parvenues, ne contiennent la contradiction catégorique ou la réfutation.

Et d’abord, tandis que Descartes fait de la religion et de la morale une chose à part et presque indifférente, Pascal, au contraire, en fait la principale affaire ou l’unique intérêt de l’humanité. — « Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas la doctrine de Copernic ; mais ceci!.. Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » — Il dit encore ailleurs : — « Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions : 1° si l’on pouvait y être toujours ; 2° s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. » — C’est lui qui a raison. Procédant, comme nous faisons, d’une cause antérieure et assurément extérieure, sinon supérieure à nous, n’ayant en nos mains ni le commencement, ni le cours, ni le terme de notre vie, il doit y avoir une manière d’user de la vie, et il n’y en a qu’une, et il ne dépend pas de nous qu’elle soit autre qu’elle n’est. Il faut donc la chercher ; — « notre premier devoir est de nous éclaircir sur un sujet d’où dépend toute notre conduite ; » — Et en comparaison de ce premier intérêt, — « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. » — Lorsque nous saurons qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons ; pourquoi la mort et pourquoi la vie ; lorsque, ayant trouvé une réponse à ces questions, nous saurons quelle doit être la forme de notre conduite et l’usage de notre volonté; alors, mais alors seulement, nous pourrons consacrer nos loisirs à la science, et lui demander le « divertissement » que d’autres hommes cherchent dans le jeu, dans l’amour, ou dans la politique. On le voit : pour nous servir d’une expression de Pascal lui-même, c’est un renversement du pour au contre. Ce qui est capital