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les positions qu’elle avait conquises, et qu’au besoin elle les défendrait contre la religion elle-même, si peut-être et bientôt elle ne prenait l’offensive. Mais il était également prouvé qu’à moins d’abdiquer et de cesser d’être elle-même, il y avait des points sur lesquels jamais ni à aucun prix la religion ne consentirait de sacrifice ni de transaction. Dans ces conditions, quoi de plus naturel que la fin du siècle ressemblât à ses commencemens ? et que l’influence du cartésianisme, en particulier, reprît son cours suspendu depuis cinquante ou soixante ans ;par l’opposition du jansénisme ?

Ce qu’il est en effet curieux et important de constater, c’est que le petit groupe de « libertins » ou « d’esprits forts » qui, pendant la durée du règne de Louis XIV, en dissimulant d’ailleurs son indépendance d’esprit, n’en avait pas moins maintenu la tradition, était le même aussi, nous l’avons dit, qui avait conservé le dépôt du cartésianisme. On l’avait bien vu, ou du moins on l’eût pu voir, — si l’attention eût alors été éveillée sur ce point, — dans cette grande querelle des anciens et des modernes, où Charles Perrault avait fait son principal argument de l’idée de progrès, idée vague et incertaine encore, idée confuse et mal définie, mais idée cartésienne, dont le triomphe devait être nécessairement la ruine ou la subversion de l’idée chrétienne et janséniste. Perrault lui-même, Charles Perrault, l’auteur de Peau-d’Ane et du Petit-Poucet, — dont on a quelquefois essayé de faire une façon de grand esprit, — avait-il mesuré la portée de ses propres raisons ? J’en douterais pour ma part ; mais c’est en vérité ce qui n’importe guère, puisque, autour de lui, à défaut de lui, ni les femmes mêmes ni les hommes ne manquaient pour systématiser en quelque sorte ses pressentimens, et leur donner cette forme portative sous laquelle les idées font leur chemin dans le monde. Fontenelle en était l’un, le neveu des Corneille, l’auteur d’Aspar et des Lettres du chevalier d’Her…, bel esprit composé de pédant et de précieux, homme du monde, mais l’auteur aussi des Entretiens sur la pluralité des mondes et de l’Histoire de l’Académie des Sciences, d’ailleurs cartésien convaincu, cartésien obstiné, pour mieux dire, et le dernier, avec Mairan, qui ait défendu contre Newton le système de leur commun maître. C’est grâce à lui, grâce à cette universalité de connaissances dont il sut habilement se servir pour être, pendant près d’un demi-siècle, la principale autorité de son temps, que cette idée de progrès allait commencer de prendre figure et tournure, de porter dans ses propres écrits ses premières conséquences, et de préparer la transformation prochaine de la littérature et l’esprit français.

Rien ne parait plus caractéristique du XVIIIe siècle que cette