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« Pourquoi dans le gazon les violettes sont-elles si flétries et si ennuyées ?

« Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air? Pourquoi s’exhale-t-il des bosquets de jasmin une odeur funéraire?

« Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morue comme une tombe?

« Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée? Dis-le-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné? »

Voilà la traduction de la poésie originale de Heine. Le musicien en a conservé, sinon les mots, au moins l’idée. Il en a conservé surtout, et même accentué, le mouvement. La gradation des paroles appelait naturellement une gradation musicale. Un crescendo était tout indiqué. M. Tschaikowsky l’a compris. Le lied commence très doucement : les questions se posent d’abord avec étonnement, avec mélancolie, sur un accompagnement qui tremble tout bas. Bientôt elles se succèdent plus pressées, et quelques notes syncopées ajoutent à leur inquiétude. Puis elles se précipitent avec une hâte fiévreuse ; le piano, j’allais dire l’orchestre, semble interroger lui-même avec âpreté. Le mouvement s’accélère; les harmonies se resserrent et les saccades de triolets redoublent de violence. Ce n’est plus la nature qu’interroge cette voix maintenant tonnante, c’est la bien-aimée elle-même, infidèle, ou plutôt insoucieuse. C’est à elle que vont les reproches, presque les outrages, et, comme le fameux Ich grolle nicht de Schumann, auquel il ressemble un peu, ce lied pathétique s’achève par une explosion de désespoir.

Le lied : Ah! qui brûla d’amour, est du même genre, et d’une plus grande beauté. Il est composé sur une poésie célèbre de Goethe : la Plainte de Mignon, souvent mise en musique, notamment par Beethoven, par Schumann, et, de nos jours, par M. Ambroise Thomas. Ici, de tous les musiciens, M. Tschaikowsky a peut-être réussi le mieux. Sur un accompagnement d’accords syncopés, sur des basses qui descendent, sonores et profondes, il a étalé une large mélodie, qui se déroule avec majesté. Contre le chant vient de temps en temps frapper une même note, qui persiste à travers les harmonies changeantes comme une plainte monotone. Sur elle pèse le lied entier et tout ce fardeau de douleur. Soudain cette douleur s’exaspère; elle s’échappe hors du cercle mélodique qui l’enfermait; stridentes et serrées, les syncopes de l’accompagnement se hâtent et montent, mais pour retomber presque aussitôt. La note fatale retentit encore, et la mélodie descend et disparaît dans les notes basses, comme dans un abîme de tristesse.

Écoutez encore une sombre chanson, dont voici le sujet, sinon le texte même : « Ma mère m’a-t-elle enfantée pour une pareille souffrance?