Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

équivoquer et à subtiliser, à donner le change : seuls ils ont eu le pouvoir depuis quelques années; seuls ils ont disposé sans partage du gouvernement, des faveurs, des magistratures, du budget, de la police et des gendarmes, — en un mot, de la France. Ce qui a été fait, ce qui se passe, ce qui existe aujourd’hui, c’est leur œuvre, c’est le fruit de leurs passions et de leurs fautes! — On a ainsi sous les yeux, dans leur saisissant enchaînement, le fait et la cause, le fait trop réel, la cause trop évidente. On a de plus, maintenant, la dernière conséquence, le résultat cruellement logique de tout ceci : c’est cet état maladif où le pays déçu, épuisé, tiraillé dans tous les sens, à bout de patience et de raison, semble par instans se tourner vers un fantôme de dictature, vers ce que M. Waldeck-Rousseau appelait hier « un héros sans légende, » — un sauveur improvisé d’autant plus redoutable qu’il est l’inconnu et qu’il n’offre certes aucune garantie. C’est toute la situation.

Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, c’est ainsi. Le fait brutal est là, et si le mal n’est point encore absolument irréparable, c’est du moins un phénomène curieux que cette popularité persistante d’un homme récoltant des voix on ne sait pourquoi, ralliant des masses mécontentes et abusées uniquement parce qu’il est l’inconnu, parce qu’il représente autre chose que ce qui est. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les républicains, au lieu de se mettre virilement en face de la réalité, au lieu de reconnaître l’origine du fait et de chercher les vrais moyens de le combattre, ne trouvent rien de mieux que de se jeter dans les divagations et les déclamations. Ils démontrent supérieurement les dangers de la dictature; ils feront au besoin, si l’on veut, la chasse aux images de l’aspirant dictateur. Ils croient bien habile aujourd’hui de dénoncer l’alliance du candidat d’aventure avec les monarchistes, de mettre en cause les conservateurs. Certainement les conservateurs qui se font, non sans quelque naïveté, les alliés du général Boulanger, s’abusent et se préparent de cruels mécomptes. Ils auraient toute chance d’être les victimes du pouvoir qu’ils auraient travaillé à élever; mais, en définitive, ces conservateurs abusés et impatiens ne sont que les ouvriers de la dernière heure, ils ne sont pas les premiers coupables. Si le général Boulanger, avec ses ambitions et sa bizarre fortune, est devenu un danger, ce sont les républicains et les républicains seuls qui l’ont fait. C’est par eux qu’il a été élevé au ministère, soutenu, encouragé, représenté comme le sauveur. Tant qu’il a satisfait leurs passions, ils lui ont tout passé. Lorsqu’il y a dix-huit mois il a été obligé de quitter le ministère, où sa présence pouvait conduire d’un jour à l’autre à la guerre, les républicains l’ont défendu jusqu’au bout, et des ministres d’aujourd’hui, M. de Freycinet, M. Floquet lui-même, ne voulaient accepter le pouvoir