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il annonçait à son ami Formont que Zaïre était achevée, et, le 13 août 1732, on en donnait la première représentation. Trois mois, au lieu de six, avaient suffi pour concevoir le sujet, en former le plan, l’exécuter, écrire la pièce, la répéter et la jouer. Auteurs ni comédiens ne travaillent aujourd’hui d’une telle vitesse.

Le succès en fut vif; et, de beaucoup d’autres succès que le théâtre réservait encore à l’auteur d’Alzire et de Mérope, de Sémiramis et de Tancrède, c’est celui dont il devait conserver toute sa vie, comme du dernier triomphe de sa jeunesse et du moins disputé, le plus lumineux el le plus cher souvenir. « Mes chers et aimables critiques, écrivait-il encore à ses amis Cideville et Formont, qui habitaient Rouen, je voudrais que vous pussiez être témoins du succès de Zaïre. Souffrez que je me livre avec vous en liberté au plaisir de voir réussir ce que vous avez approuvé. Ma satisfaction s’augmente en vous la communiquant. Jamais pièce ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je vous souhaitais bien là : vous auriez vu que le public ne hait pas votre ami. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains. Je rougissais, je me cachais, mais je serais un fripon si je ne vous avouais pas que j’étais sensiblement touché. Il est doux de ne pas être honni dans sa propre patrie. » Ce qui ne lui fut pas moins u doux » que les battemens de mains du parterre, ce fut de voir jouer sa tragédie, deux mois plus tard, à Fontainebleau, devant la reine et devant le roi.

Quelques envieux murmurèrent bien. On parodia Zaïre au Théâtre- Italien; et l’avocat Marais s’indigna de voir « la vraie croix sur le théâtre.» Piron, qui était peut-être un « bon garçon, » mais d’ailleurs un assez vilain homme, et qui se croyait l’égal de Voltaire pour quelques farces de la Foire, — à moins que ce ne fût pour un Callisthène qui est autant au-dessous, je ne dis pas de Zaïre, mais d’Œdipe que le Sapor du joyeux Regnard ou que l’Annibal de Marivaux, — Piron fit la grimace. Un autre Bourguignon, l’abbé Le Blanc, qui rêvait aussi lui de théâtre, et dont on dit qu’il nous reste un Abensaïd, écrivait de son côté au président Bouhier : « Zaïre, tant par le manège de son auteur que par celui des comédiens, a un succès prodigieux. Il y a plus; on commence à la croire une bonne tragédie, à l’applaudir. O sœclum insipiens et inficetum. » Ils se croyaient en ce temps-là d’excellens juges à Dijon; et ce n’était point pour avoir donné Bossuet à la France, mais pour avoir produit les Nicaise et les Bouhier. Enfin, on prétendit que le succès de la pièce était dû à Mlle Gaussin, à la voix touchante, au jeu naïf, aux « grands yeux noirs » de Mlle Gaussin. Elle avait débuté, l’année précédente, par le rôle de Junie dans Britannicus, et Zaïre était le premier de ces « rôles de tendresse » où, pendant plus de trente ans, elle allait faire couler tant de larmes. Mais les dames,