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suspects ; il en demandait les raisons et frappait de la main le bras de son fauteuil pour marquer la mesure. Les points d’orgue l’exaspéraient ; il les trouvait toujours trop longs… Malgré cela, nous passions des heures ravissantes l’un près de l’autre ; quelquefois je coulais mon bras autour de sa petite taille, je baisais ses cheveux ou ses doigts au vol, sans interrompre d’une note les exercices de Kalkbrenner. Elle riait, amusée par ces badinages, qui n’étaient pour elle que malices d’écolière. Peu à peu, elle devint plus craintive, elle riait moins ; son innocence se troublait. Elle essaya de s’opposer à mes furtives caresses ; mais il était trop tard… J’étais devenu le maître de son cœur, de sa volonté… Je l’adorais, monsieur…

Un jour, tandis qu’elle jouait la marche du Prophète, je fus saisi d’un tel délire d’amour que, perdant toute prudence, je la pris dans mes bras, et, mes lèvres sur les siennes, je la tins ainsi toute frémissante sur ma poitrine. Naturellement, la marche du Prophète n’avait pas résisté à cet emportement. Nous n’y prenions pas garde, perdus dans notre extase. Mais voilà le bonhomme qui s’alarme, qui gronde, qui demande l’explication de ce brusque silence. Rose s’était vite remise en place et s’évertuait à reprendre le rythme ; ses doigts tremblaient, son trouble était inexprimable… J’avais essayé d’expliquer l’incident en affirmant qu’elle s’était cassé un ongle entre deux touches… Le vieux restait morose, perplexe, et me pria sèchement d’abréger la leçon. Je pressentis que c’en était fait de nos beaux jours. J’eus la présence d’esprit d’écrire précipitamment au crayon quelques lignes où j’indiquais à mon amie le moyen de correspondre secrètement, car j’avais au plus haut point, monsieur, le sentiment de ma responsabilité envers cette pauvre enfanta.. Oh ! je devine votre secrète objection, monsieur: pourquoi m’étais-je fait aimer de cette enfant ? Tout est là, en effet… Avais-je le droit d’aimer,.. d’être aimé ?..

— C’est une question que votre conscience dut se poser avec angoisse en cette circonstance…

— Sans doute… Mais quelle est, je vous prie, la loi par excellence qui domine toutes les autres, la loi universelle, souveraine, celle qui ne relève d’aucun culte, d’aucune philosophie, d’aucun code politique ou social ?.. N’est-ce pas la grande loi d’amour ? Dépositaires des germes de la vie, enivrés de ses philtres, poussés l’un vers l’autre par toutes les forces de l’instinct, par tous les prestiges de la nature, les amans, en se donnant l’un à l’autre, ne font qu’accomplir la loi. Toutes les créatures y sont soumises, à cette loi, toutes en observent les rites ; quels que soient le temps, le pays, les coutumes ou les dogmes, la mode et les préjugés, les fils d’Adam aiment et aimeront les filles d’Eve… Que peut-on dire à cela ?..