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égales puissances), mêmes aptitudes, même valeur personnelle, je consentirais qu’on les comptât ; ce serait légitime, et même inutile ; car il est probable qu’étant si pareils, ils auraient tous pareille volonté, et qu’on saurait, sans addition, ce qu’ils veulent. Oui, l’égalité est chose juste, mais seulement en cas de similitude. Aussi bien, c’est là précisément votre erreur. Sans bien vous en rendre compte, si vous voulez les hommes égaux, c’est qu’au fond vous les croyez pareils. Vous parlez des droits de l’homme, vous faites une constitution pour l’homme. Cela s’entend ; c’est que vous croyez que d’un homme à un autre, il n’y a point de différence, et qu’un homme et un homme cela fait l’homme. C’est inexact ; je veux bien vous apprendre « qu’il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut-être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est à mon insu. »

Revenons donc à la vérité. Vous fondez votre état sur la dispersion, ramenée à une unité factice par un procédé grossier. Vous demandez aux extrémités consultées sur leurs penchans de former un cœur. Vous comptez les grains de sable et vous croyez que le total est une maison. Je fonde mon état sur une unité vraie et une continuité réelle. Un état est un organisme, et, comme tout organisme, il vit d’une force puisée dans un passé lointain qu’il ne connaît pas, et d’un principe organisant intérieur qu’il ne connaît pas davantage. Il y a un mystère au fond de son unité, et au principe de sa continuité un autre mystère. Ce n’est pas clair, c’est précisément pour cela que c’est vivant ; car la vie repose sur un principe absolument insaisissable. Vous croyez, avec Rousseau, que la société sort d’une délibération : on se réunit, on se consulte, on se compte, on fait le départ des droits et des devoirs, et en voilà pour jamais. C’est très clair, mais c’est monstrueusement faux. « Jamais une société n’est sortie d’une délibération. » Cette délibération suppose déjà une société parfaitement organisée. Il a fallu un état, une civilisation, un gouvernement et une police rien que pour se réunir. Loin que la société naisse d’une délibération, il serait plus juste de dire qu’elle en meurt. Quand vous réunissez une nation à l’effet de se constituer, qu’est-ce lui dire, sinon que, jusqu’à l’issue de cette délibération, elle n’existe pas? — Mais le lendemain? — Le lendemain, les mécontens songeront à une délibération nouvelle, les satisfaits se diront qu’ils peuvent d’un jour à l’autre n’être plus la majorité, tous auront ce sentiment qu’en exerçant le pouvoir constituant on ne l’épuise pas, et que d’autres délibérations pourront venir. — Et, en effet, elles viendront ; car il faut bien voir de temps en temps si la majorité n’a pas changé; et encore une fois, puis une autre