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de surveiller et de suspendre périodiquement le pouvoir pour qu’il n’empiète point, c’est-à-dire de pouvoir toujours retirer sa mise. Le citoyen dans ce système ne se donne pas, il se prête et se reprend sans cesse; il semble se louer à l’année. Il y a peut-être un grand respect de soi dans ces démarches; mais, en attendant, c’est la conspiration puissante de toutes les énergies dans le même sens, c’est la patrie, qui n’existe pas.

Vous vous moquez de la monarchie ; mais la monarchie est la forme sensible de la patrie, et le dévoûment au monarque la forme sensible du patriotisme. C’est un sentiment fort parce qu’il est irréductible au calcul, profond parce qu’il n’est pas susceptible d’analyse, et inébranlable justement parce qu’il est irrationnel. L’homme qui dit : « Mon roi ! » ne raisonne pas, ne compte pas, ne délibère pas, ne signe pas un contrat, ne souscrit pas à une émission, n’engage pas un capital qu’il songera à retirer demain s’il n’y a pas de dividendes ; c’est ce qu’il ferait avec des égaux ; mais son roi, il l’aime et se dévoue à lui, et rien de plus; en attendant, c’est à la patrie qu’il s’est attaché. La monarchie, c’est la patrie incarnée en un homme et aimée en lui.

L’âme d’un peuple, c’est encore sa tradition nationale. La France n’est pas 30 millions d’hommes qui vivent entre les Pyrénées et le Rhin, c’est 1 milliard d’hommes qui y ont vécu ; et ceux qui sont morts comptant beaucoup plus que ceux qui vivent, car ce sont eux qui ont défriché le champ et bâti la maison ; c’est leur souvenir qui fait la continuité de l’idée de patrie, qui fait que la patrie existe, qu’elle se distingue d’une association d’un jour. Si vous avez raison de la déclarer « indivisible, » ce n’est qu’à cause d’eux. Sans eux, sans la tradition qu’ils ont laissée, sans leur pensée qui vit en vous, sans le respect de leur œuvre, tout séparatiste serait respectable dans son dessein de se séparer ; il en aurait le droit absolu. La patrie est une association, sur le même sol, des vivans avec les morts et ceux qui naîtront.

Et je retrouve encore ici la monarchie. Cette association, qui la rendra visible aux yeux et sensible aux cœurs ? Où en sera le signe et l’image? Dans la loi? La loi, telle que vous l’entendez, expression de la volonté générale, change tous les vingt ans. C’est un caprice national. — Dans les mœurs? Elles changent. Dans la langue? Elle se transforme. — Il nous faut ici quelque chose qui ressemble à l’éternité, une hérédité, une race, un nom qui se transmette indéfiniment, une famille qui soit le symbole de la perpétuité de la nation. C’est en cette famille que la nation éternelle prend conscience de son éternité. Plus elle sera ancienne, plus elle représentera la vie indéfinie du pays. Comme toute loi est nulle dont on coudoie les auteurs, toute race gouvernante est caduque dont on connaît