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bon, et cela se voit si peu dans ce qu’il a dit pour le public, qu’il faut que j’y insiste. Ses lettres intimes sont adorables ; cet homme qu’on ne voudrait pas avoir pour législateur, on voudrait l’avoir pour père. Fin d’une lettre à sa bru : « … Adieu, mes chers et bons enfans, que je ne sais plus séparer ; je vous serre avec mes vieux bras sur mon jeune cœur. » Lettre à sa fille : « Le plus grand ridicule pour une femme, ma chère enfant, c’est d’être un homme… Garde-toi bien d’envisager les ouvrages de ton sexe du côté de l’utilité matérielle, qui n’est rien. Ils servent à prouver que tu es femme et que tu tiens pour telle. Il y a dans ce genre d’occupation une coquetterie très fine et très innocente. En te voyant coudre avec ferveur, on dira : Croiriez-vous que cette jeune demoiselle lit Klopstock ! et lorsqu’on te verra lire Klopstock, on dira : Croiriez-vous que cette demoiselle coud à merveille ! Partant, ma fille, prie ta mère, qui est si généreuse, de t’acheter une jolie quenouille ; mouille délicatement le bout de ton doigt, et puis, vrrr ! et tu me diras comment les choses tournent. » Lettre à une amie : « … La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible. On dirait que c’est une injustice. Ah ! le vilain monde ! J’ai toujours dit qu’il ne pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous réfléchissions qu’une vie commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour partager entre nous, et que si vous atteignez vingt-six ans, c’est une preuve qu’un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et daignerait à peine s’habiller. C’est notre folie qui fait tout marcher. L’un se marie, l’autre bâtit sans penser le moins du monde qu’il ne verra point ses enfans et qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe, tout marche, et c’est assez. » Voilà le pessimisme intime de de Maistre, celui dont il ne fait pas une théorie ; il est plein d’une immense pitié pour les hommes : « Ah ! le vilain monde ! » c’est le cri d’un cœur qui souffre.

De sa bonté, de sa bonne grâce, de son amabilité même, qui est charmante, de Maistre n’a rien mis dans ses théories. Son intelligence était faite autrement que son cœur, et il n’a rien fait passer de son cœur dans son intelligence. Est-ce pudeur, délicatesse, fierté de patricien, très distinguée, certes, mais ici poussée un peu loin ? Est-ce désir et parti-pris, louable du reste en son principe, de ressembler le moins possible à Rousseau ? Je ne sais ; mais Mme de Staël versait tous ses sentimens dans ses idées ; de Maistre, qui disait d’elle que c’était la tête la plus pervertie et le cœur le meilleur du monde, n’a rien laissé entrer de son cœur dans sa tête, crainte sans doute de la pervertir. Ce n’est pas une mauvaise précaution, sans doute ; mais poussé à l’excès, devenu un système, cela donne un singulier tour à l’esprit. L’habitude de se défier du sentiment mène à se moquer du sens commun, qui est précisément