Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/851

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les volontés ou les enchaîner ; » leur donner un frein moral ou une entrave matérielle ; les gouvernans ont besoin d’une foule muette forcée d’obéir, ou d’une foule croyante à qui l’on persuade d’obéir. — Quelle explication, insuffisante peut-être, comme toutes les explications, mais pénétrante, du monde antique et du monde moderne, et des grandes différences qui sont entre eux !

Eh bien ! ces réflexions de moraliste sur la grande révolution morale et sociale qui s’appelle le christianisme, de Maistre les jette en courant, il les néglige, je vais presque dire qu’il les méprise ; car non-seulement il n’en fait pas un système général, mais il fait un système qui est presque le contraire de celui-là. Ce n’est pas sur les différences entre le christianisme et le paganisme qu’il s’appuie, c’est sur les ressemblances qu’on peut trouver de l’un à l’autre. Remarquer que le christianisme a apporté des choses nouvelles, bon pour un petit esprit ; prouver que « les vérités théologiques sont des vérités générales, » qu’il y a dans l’esprit humain unité et continuité, démontrer en conséquence, trop démontrer, que le paganisme ressemble trait pour trait au christianisme, voilà qui est d’un dialecticien supérieur. Il est possible ; mais voici venir quelqu’un qui prendra cette démonstration toute faite, et la fera aboutir à une autre conclusion, et, sur la foi de de Maistre, nous montrera le christianisme ressemblant trait pour trait au paganisme. Ce quelqu’un-là est déjà venu, du reste, et, depuis Fontenelle, il s’est trouvé plus d’un philosophe pour signaler ces ressemblances dans des intentions un peu différentes de celles de Joseph de Maistre.

Cela est si vrai, que de Maistre n’inquiète pas seulement les chrétiens, il les scandalise. M. Scherer, dans un bien excellent article, justement admiré de Sainte-Beuve, est stupéfait devant ce singulier christianisme où il n’y a pas trace d’amour, comme si le christianisme n’était pas tout entier aimez-vous les uns les autres. Mais je vais plus loin, et je reste étonné devant ce christianisme où je ne trouve pas le Christ lui-même. On peut affirmer que de Maistre n’a ni l’amour, ni le culte, n’a pas même l’idée de Jésus. Je cherche ce qu’il en pense, et ne trouve rien. Jésus pour lui est une « victime sanglante, » et rien de plus. Et, dès lors, je m’inquiète tout à fait, et je me dis : Est-ce que M. de Maistre ne serait pas au fond un païen ? Il en a l’air au moins. Son idée de la continuité le hante à ce point qu’il lui échappe des mots un peu forts, comme celui-ci, que « les superstitions sont les gardes avancées des religions ; » comme celui-ci, que « les évêques français sont les successeurs des druides ; » comme celui-ci, que « toute civilisation commence par les prêtres,.. par les miracles, vrais ou faux n’importe. » À le bien prendre, ou à le prendre mal, mais son tort est d’offrir mille points à le prendre ainsi, son christianisme n’est ni amour, ni bonté, ni