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dont elle fit envoyer les toisons à Titus Salt, avec requête d’en tirer le meilleur parti. Avec ces toisons, qui pesaient seize livres et demie, il fabriqua pour la souveraine un tablier merveilleux de finesse, une robe rayée et trois autres unies. La reine, charmée de la souplesse de ce nouveau tissu, ne contribua pas peu à le mettre à la mode. Les commandes affluaient, et Titus Salt dut ajouter successivement quatre fabriques nouvelles à celle qu’il possédait déjà. Les concurrens, il est vrai, ne tardèrent pas à surgir; mais, pendant les quelques années où il fut seul à exploiter son tissu, ses bénéfices furent énormes, et la concurrence même, tout en le contraignant à baisser son prix de vente, ne lui enleva pas la faveur qui s’attachait à sa marque. On peut se faire une idée de l’impulsion donnée par lui à cette nouvelle branche d’industrie par ce fait que l’importation de la laine d’alpaca, représentée, en 1836, par les trois cents balles dont Titus Salt s’était porté acquéreur, s’élevait, de 1836 à 1840, à 560,000 livres par année, dépassait 2,186,000 liv. en 1852 et, vingt ans plus tard, atteignait près de 4 millions de liv. Les prix avaient suivi, eux aussi, une marche ascendante, et ceux-là mêmes qui tenaient Titus Salt pour fou d’avoir acheté cette laine à seize sous la livre, la payaient de 3 francs à 3 fr. 50. À ce prix, presque quintuplé, de la matière première, l’article fabriqué ne se vend pas plus cher que ne le vendait Tilus Salt au début; on peut par là juger des énormes profits qu’il réalisa.

En 1847, le fils du fermier de Morley, le petit courtier de Bradford, était devenu l’un des manufacturiers les plus connus d’Angleterre. Possesseur d’une fortune considérable, heureusement marié, père d’une nombreuse famille, élu successivement chief-constable et maire de Bradford, aussi populaire qu’estimé, il avait atteint ce point culminant de la destinée la plus favorisée, au-delà duquel l’homme ne saurait qu’accroître ses soucis, ses responsabilités et ses charges, sans rien ajouter à ses jouissances. Mais ces infatigables artisans de grandes fortunes obéissent, semble-t-il, à une force d’impulsion qui les entraîne, une fois le but atteint, à le dépasser, et peut-être ne l’atteindraient-ils pas si la puissance de leur effort était plus rigoureusement proportionnée au parcours à effectuer et aux obstacles à surmonter. La balle qui viendrait expirer au pied de la cible ne frapperait pas le but ; elle ne le traverse que parce qu’elle peut porter au-delà.

Quatre années de repos relatif consacrées aux devoirs civiques que lui imposait la confiance de ses compatriotes ne furent, pour Titus Salt, qu’une halte qu’il mit à profit pour mûrir les vastes projets que caressait son imagination en éveil, qui souriaient à son infatigable activité et à ses instincts utilitaires et philanthropiques.