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Le coup était rude. Pour armer cette flotte qui le suivait, la maison Corrie avait fait des déboursés considérables ; John Gladstone savait qu’elle jouait presque son existence sur ce coup de dés, et que le retour à vide de ces vingt-quatre navires serait pour elle le point de départ d’une crise désastreuse. A lui incombait la tâche de la conjurer. Dans l’impossibilité où il se trouvait de consulter ses associés, il ne pouvait que s’inspirer de lui-même, agir avec décision et promptement. Une visite rapide à New-York, Boston et dans les états du Sud le renseigna sur les existences en marchandises de ces divers marchés. Si les céréales faisaient défaut, en revanche le sucre, le coton, le café étaient abondans; échelonnant ses achats et l’expédition de ses navires, il parvint, non sans peine, à les charger et à les retourner à Liverpool, et si l’expédition entreprise par la maison Corrie ne donna pas les brillans résultats qu’elle en attendait, la hardiesse et la sagacité de son plus jeune associé prévinrent un sinistre que l’on tenait pour inévitable à Liverpoo1er où de lettres d’Amérique, arrivées après le départ de la flotte, annonçaient une récolte mauvaise et l’impossibilité de faire face à des envois de céréales en Europe.

A dater de ce jour, la maison Corrie et Cie cessa de limiter ses opérations au commerce des grains. L’initiative de John Gladstone lui ouvrait un nouveau champ, et il sut l’exploiter fructueusement. Les relations nouées par lui avec les planteurs se continuèrent, et peu à peu Corrie et Cie devinrent la première maison d’importation des produits des états du Sud. Seize ans plus tard, MM. Corrie et Bradshaw se retiraient avec une grosse fortune, et John Gladstone restait seul chef de la maison. Il fit alors venir de Leith son second frère Robert et se l’associa ; puis, à mesure que ses affaires s’étendirent, il attira successivement ses six autres frères auprès de lui, transplantant ainsi toute sa famille à Liverpool. La nouvelle raison sociale : Gladstone et Cie prenait rang sur les principaux marchés du mondai, et son chef, propriétaire d’importantes plantations à Demarara, importateur de ses produits à bord de ses propres navires, voyait chaque année grossir sa fortune personnelle et grandir la réputation de sa maison.

Il n’était pas seulement, négociant, armateur et planteur, mais aussi grand propriétaire d’esclaves, et cela au moment même où, sous l’influence des prédications ardentes des abolitionnistes, l’opinion publique se prononçait contre If esclavage. L’éloquence persuasive et entraînante de W. Wilberforce déterminait un de ces irrésistibles courans qui triomphent de toutes les résistances. John Gladstone était trop habile et trop sensé pour tenter de le remonter. Il sentait que l’esclavage était condamné; il s’y résignait,