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fâcheuse l’allégresse publique et les joies particulières de M. le président du conseil.

On a dit que M. Crispi s’était fait du tort par les ardeurs de son tempérament passionné, que c’était une âme de feu, « qu’il avait des tendresses et des haines siciliennes. » On lui reprochait de se ruer sur ses ennemis, de les attaquer avec une fureur de bête féroce, de s’être montré brutal et souverainement injuste envers le général Menabrea, qu’il appelait « un gentilhomme sans gentilhommerie, » envers M. Ricasoli, qu’il qualifiait de fausse idole, de tête creuse et de politique immoral. Piémontais, Toscans, Lombards, il a mordu tout le monde. Il était sans pitié pour les modérés, pour tout le parti de la droite, qu’il accusait de gaspillage, de dilapidations et « d’avoir aggravé de 7 milliards le fardeau des dettes de l’état, en laissant l’Italie sans armée, sans flotte, sans frontières fortifiées. » Aussi criait-il anathème aux députés de la jeune gauche, qui désiraient transiger, s’accommoder avec la droite. Il les traitait de transfuges, de déserteurs, de traîtres. En vérité, toutes ces grandes colères étaient un peu factices ; l’événement l’a prouvé. Depuis qu’il est président du conseil, M. Crispi s’est empressé d’abjurer ses préventions et ses ressentimens. Il s’appuie alternativement sur la gauche et sur la droite, sur la droite et sur la gauche ; sa politique est un système de bascule pratiqué avec autant de persévérance que d’adresse. Il ne contente personne, mais il ne réduit personne au désespoir.

M. Crispi, en dépit des apparences, est un opportuniste, et l’à-propos est son Dieu. Il aime à aigrir, à envenimer les questions et les querelles ; mais, après ces grands éclats, il consulte son intérêt, et il lui en coûte peu de se rapprocher de ses ennemis, et moins encore de se brouiller avec ses amis. Il en voulait mortellement à M. Cairoli de l’avoir supplanté au ministère de l’intérieur. Il écrivait à ce sujet : « On me demande si je suis l’adversaire ou l’ami de l’honorable Cairoli ; je ne suis ni l’un ni l’autre. Je ne suis pas son adversaire, parce que je n’aspire point à sa succession, qu’aucun patriote ne pourrait accepter que sous bénéfice d’inventaire. Je ne suis pas son ami, parce que ses procédés de gouvernement ne sont pas les miens. » A quelque temps de là, il envoyait à son journal, la Riforma, un télégramme par lequel il exprimait tout crûment son mépris pour le cabinet que présidait l’honorable M. Cairoli. Mais quand M. Cairoli ne fut plus ministre, on se raccommoda, on renoua et on siégea ensemble, côte à côte, dans la junte des mécontens.

M. Crispi ne pouvait pardonner à M. Depretis de s’être séparé si facilement de lui en 1878. Il lui témoigna vivement ses rancunes, lui fit une guerre implacable. Il l’accusait « de ne tenir aucun compte de l’opinion publique, de pressurer les contribuables, de ne songer qu’à