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de cueillette et de pâture, l’indigence sévit, comme chez les peuples civilisés. Un individu peut y avoir perdu ses instrumens de travail rudimentaire. La vieillesse, en engourdissant les membres, y amène l’indigence absolue ; la mort du chef, la maladie, la blessure, jettent souvent certaines familles des peuples chasseurs dans une pauvreté irrémédiable. L’indigence est effroyable chez les peuples primitifs ; dans mainte peuplade sauvage, c’est un acte de nécessité et presque de piété de tuer les parens vieux ; eux-mêmes fixent souvent le jour de leur immolation. La propriété collective du sol n’empêche pas la pauvreté : il y a des pauvres dans les tribus d’Arabes nomades. On en trouve dans le mir russe, ces « familles faibles, » celles qui ont perdu leurs instrumens de travail, et, suivant le mot énergique, « vendu leur âme. » Dans les anciennes civilisations, la pauvreté est une des causes de l’esclavage volontaire. Les maux des débiteurs remplissent toutes les anciennes histoires. L’organisation agricole appelée allmend, débris de l’ancienne communauté primitive, ne prévient pas la pauvreté ; pour faire paître son troupeau dans les Alpes communes, il faut avoir conservé un troupeau, il faut avoir une étable pour le garantir l’hiver ; pour prendre du bois dans la forêt, il faut avoir son foyer.

Ainsi aucun état social, aucune organisation du travail, n’ont été exempts de paupérisme ; il en est de même des vices, de certaines déchéances permanentes, comme la prostitution, que les esprits superficiels s’imaginent être l’un des effets de la civilisation moderne. Tous les législateurs religieux en parlent, quoique la plupart contemporains de la période pastorale ou des débuts de la période agricole. Bien avant notre arrivée en Algérie, la tribu saharienne des Ouled-Naïl envoyait ses superbes filles gagner une dot par leurs appâts dans les villes de la côte. Pierre Loti décrivait, il y a quelques années, le quartier des femmes Somalis à Obock, qui ne le cède en rien pour l’impudicité cynique aux faubourgs de nos capitales. Certains de nos publicistes vivent encore dans la croyance naïve à l’ancien âge d’or ; quand ils attribuent si légèrement le paupérisme contemporain à l’instabilité de la grande industrie, à la division du travail, aux machines, à la disparition des corporations, à la séparation de l’ouvrier de ses instrumens de production, ils oublient les armées de gueux que l’on vit si souvent au moyen âge, la cour des Miracles, les rafles d’indigens sous Richelieu ou sous Louis XIV, pour fournir des habitans aux colonies ; ils n’ont jamais entendu parler de la misère au temps de la fronde. Pour tout homme qui réfléchit et qui compare, l’extensivité du paupérisme, c’est-à-dire la proportion des pauvres au nombre d’habitans, ne devait guère autrefois être moindre qu’au temps présent ; l’intensité