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mais il tient encore au vieil arbre, et l’on sent qu’il se nourrit de sa sève.


II

Le second recueil des poésies lyriques de Prudence, qui s’appelle le livre des couronnes (Peristephanon), diffère beaucoup du premier. Les quatorze pièces qu’il renferme, et dont quelques-unes ont l’étendue de véritables poèmes, sont consacrées à raconter la passion des martyrs et à célébrer leur gloire. L’originalité du poète y est, à ce qu’il me semble, plus apparente : nous ne lui connaissons pas de modèle, et il n’a guère eu de successeur ; son œuvre, avec les proportions et le caractère qu’il lui a donnés, est unique dans la littérature chrétienne. Il est naturel qu’on n’ait pas été tenté de l’imiter : le récit en vers d’un martyre, quand on prétend le faire en détail et d’une manière suivie, est plutôt du domaine de l’épopée que de l’ode, et c’est faire une violence singulière à la poésie lyrique que de l’employer à reproduire des interrogatoires, des plaidoyers, des relations interminables de supplices ou de miracles. Ce qui a donné au poète l’idée de tenter ce tour de force, ce qui lui a fourni les moyens de réussir, c’est l’importance qu’avait prise à ce moment le culte des saints ; elle était devenue si grande, si générale, que de bons esprits ne purent s’empêcher d’en concevoir quelques alarmes. Je ne parle pas de vigilance, ce prédécesseur lointain de Luther, qui blâme d’une manière absolue tous les honneurs qu’on leur rend : les opinions de vigilance ont été condamnées par l’église ; mais saint Augustin, qui n’est pas suspect d’hérésie, se plaint avec amertume de ces superstitieux qui se font des adorateurs de tableaux et de sépulcres. On voit, dans ses sermons, qu’il est fort occupé à prémunir les fidèles contre ces exagérations. Il prend beaucoup de peine pour préciser le genre d’hommages auxquels ont droit les saints et les martyrs. « Nous ne les traitons pas comme des dieux, répète-t-il sans cesse ; nous ne voulons pas imiter les païens qui adorent des morts. Nous ne leur bâtissons pas des temples, nous ne leur dressons pas des autels, mais avec leurs ossemens nous élevons un autel au Dieu unique. » Quand on lui apporta les reliques de saint Etienne, ce qui fut une grande fête pour l’église d’Hippone, il craignit que l’enthousiasme du peuple n’allât trop loin, et fit graver quatre vers de sa composition au-dessus de la châsse qui les contenait pour apprendre à tout le monde de quelle manière il fallait les honorer.

Prudence ne paraît pas éprouver les mêmes inquiétudes : je crois