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bien qu’il ne trouvait rien à reprendre dans tous les entraînemens de la dévotion populaire. Il pensait sur les saints précisément comme la foule. Il dit partout « qu’ils sont tout-puissans auprès de Dieu, qu’ils versent les bienfaits sur la terre comme l’eau coule des fontaines, que tous ceux qui arrivent à leur tombe les yeux en larmes s’en retournent le cœur joyeux, que le Christ ne peut rien refuser à des gens qui lui ont rendu témoignage en mourant pour lui. » Aussi engage-t-il tous les fidèles à venir prier le martyr dont on célèbre la fête : tous, quel que soit le mal dont ils souffrent, y trouveront la guérison. Les possédés seront délivrés de l’esprit malin, la mère obtiendra la santé de son enfant, la femme le salut de son mari. Lui-même ne manque pas de se mettre dans le cortège, après les autres ; il vient, le dernier et le plus humble de tous, apporter au saint son hommage. « Écoute, lui dit-il, le poète rustique, qui reconnaît ses fautes et confesse les hontes de sa vie. Je suis indigne, je le sais, que le Christ entende ma voix, mais si tu veux bien la porter à son oreille, il pourra m’accorder mon pardon. Écoute avec faveur le pécheur Prudence qui te supplie. Il est l’esclave de son corps, aide-le à briser ses chaînes. » Ces vers, dans leur humilité touchante, respirent une profonde émotion. On voit bien que Prudence y parle du fond du cœur et qu’il partage tous les sentimens de cette foule qu’il accompagne au tombeau du martyr. Voilà pourquoi les récits de Prudence n’ont pas le ton d’une narration ordinaire : c’est l’ardeur de sa foi qui leur donne l’accent lyrique dont ils sont animés.

Ne cherchons pas chez lui un tableau fidèle des persécutions : il ne les a pas racontées tout à fait comme elles se sont passées, mais comme se les figurait l’imagination populaire. On sait que peu de documens certains s’étaient conservés de ces luttes héroïques ; comme il arrive toujours, la légende profita de ce qu’avait perdu l’histoire : sur quelques souvenirs à demi effacés, toute une abondance de récits merveilleux avait germé, mais, comme l’imagination des peuples au milieu desquels ils naquirent était assez pauvre et fatiguée, ils n’eurent pas la richesse et la variété des fables créées par les Hellènes, dans la jeunesse du monde occidental. Le cadre en est à peu près le même pour tous ; il n’y a que le détail qui varie. Ainsi ce n’est pas tout à fait la faute de Prudence si ses narrations se ressemblent : la tradition les lui livrait comme il nous les donne, et il ne s’est permis d’y rien changer. Il faut donc nous attendre à voir, dans ses récits, les choses se passer toujours à peu près de la même manière. Le chrétien est saisi, puis amené devant le juge et interrogé. C’est une scène sur laquelle le poète insiste volontiers. En général, il ne fait pas mal parler le juge et