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sur cette figure les mêmes ravages qu’elles font sur des joues roses, sur une peau blanche et sur des yeux à l’éclat d’azur. Il n’y a que l’âme qu’elles ne peuvent atteindre ; elle perce et se révèle toujours avec la même netteté dans les traits de l’homme, si vieillis, si bouleversés qu’ils soient… Reconnaîtrais-tu cette figure ?

— Je… le crois, mon oncle.

— Eh bien ! donne-moi maintenant un violon… Tu ne m’as jamais entendu jouer ?

— Non, mais je sais que vous êtes un artiste.

— Oui, je l’ai été, mais je ne puis plus tenir l’archet… Palestrina ! Arming ! combien de temps s’est écoulé depuis que vous ne m’avez plus parlé !… Je ne veux plus entendre mes notes discordantes, Erwin. Mais j’emporte le violon. Peut-être reviendront-ils vers moi, les immortels, puisque la fin approche. Je languis après eux ! Durant de longues années, je n’ai vu personne qu’eux seuls… Eux seuls !

En entendant parler le vieillard avec cet attendrissement désespéré, j’eus un déchirement de cœur. Je lui tendis le violon et l’archet ; il les saisit avec peine, et de l’instrument s’échappa un faible son. Il promena l’archet sur les cordes, et une note longue et soutenue vibra comme une douce plainte dans l’air. Puis, il laissa retomber ses mains trop faibles.

— Cela ne va pas, dit-il tristement. — Et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Pour la première fois, l’idée me vint que ce n’était pas la vieillesse qui l’avait tant affaibli, mais un mal caché, impitoyable, navrant. Tout effrayé, je m’inclinai vers lui ; mais, redressant la tête :

— Va-t’en maintenant, me dit-il. Va !.. Tu sais ce que tu m’as juré, sur la mémoire de ton père ?

— Oui, mon oncle, sur la mémoire de mon cher père.

IV.

Jamais le soleil n’éclairait complètement la ruelle étroite et tortueuse aux vieilles maisons tranquilles, mais il en dorait du moins les frontons. Une fontaine babillait au bout de la rue. Vis-à-vis de la maison de mon oncle était un atelier où sciaient et rabotaient des menuisiers. Un adolescent chantait. Au second étage, en saillie, de la maison voisine, une jeune fille arrosait ses pots de mignonettes. Le premier étage de la maison d’en face était inhabité, et les persiennes des fenêtres étaient fermées. Un oiseau gazouillait