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moi, sur cette table, des livres, le Protée, la Contrainte infernale et un cahier de papier blanc.

La belle et juvénile tête de femme que le soleil inondait de lueurs rouge sang ! Elle semblait vivre. Et combien était regrettable l’absence du cou et du buste !

Quel secret dormait derrière ce portrait ? Qui était cette femme, depuis si longtemps enterrée ? On aurait pu la croire morte depuis plus d’un siècle, car sa coiffure paraissait appartenir à une mode bien ancienne. D’où venait sa relation avec ma vie actuelle ? Quand ce visage s’animerait et prononcerait le nom du vieillard, je devais rompre les cachets du testament. C’était une folie, mais une folie qui me liait les mains avec les liens sacrés d’un serment.

C’était une folie à moi de permettre à une autre folie de s’emparer si entièrement de mon âme, de mes sentimens. Voilà le Protée et le procès de Marguerite Hämmerling, accusée, en 1612, d’avoir graissé ses souliers avec de l’huile sacrée…

Pourquoi le portrait n’avait-il pas été achevé ? Peut-être cette dame vivait-elle, dans cette vieille maison, il y a un siècle. C’était peut-être une patricienne riche, belle et fière. Elle avait engagé un pauvre diable de peintre à faire son portrait. Et celui-ci s’était épris passionnément de la belle dame. Il avait peint sa tête avec les couleurs de l’amour. En peignant, il s’était dévoré en un désir languissant et muet, et il était mort sans avoir achevé le portrait…

Les rayons du soleil s’étaient retirés presque tout d’un coup. Il faisait maintenant sombre dans la chambre. Le cahier de papier blanc attendait, Marguerite Hämmerling attendait, les feuilles du Protée infernal bruissaient d’impatience. J’étendis la main vers la sonnette pour que la vieille Lise apportât de la lumière…

… Ou bien la dame n’avait que la figure de très belle ; elle avait quelque difformité, peut-être était-elle bossue, et elle n’avait pas voulu être flattée, encore moins se survivre sous une forme disgracieuse…

La nuit s’était faite autour de moi, et le silence m’enveloppait. Non, je n’étais pas tranquille. Oh ! ce ton plaintif, gémissant ! Qu’est-ce que c’était ? Mes cheveux se dressaient. En proie à toutes les épouvantes qui assaillent l’homme dans ces vieilles demeures pleines de légendes et d’histoires, de crimes mystérieux, l’obscurité augmentait la sourde terreur dont j’étais envahi.

Et toujours cette note lugubre, là, près de moi, au-dessous de moi… Enfin, j’avais réussi à faire de la lumière… C’était le pauvre vieux Médor, là, debout, tremblant de tout son corps brisé, voûté par l’âge, les yeux vitrés, la langue pendante, râlant… Encore un aboiement rauque, puis une dernière convulsion, et il était mort.