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qui laisse toujours ouverte une porte pour les chicanes, prétend que le prix sera payé par le voisin réclamant en monnaies identiquement pareilles : même nombre de titres de même nature, de billets de banque de même valeur, de pièces d’or, d’argent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, en certains cas, insoluble cette difficulté, il permet au cadi d’autoriser le premier acheteur à ajouter aux sommes stipulées une poignée de menues piécettes indéterminées, par conséquent inconnues, ce qui met les voisins limitrophes dans l’impossibilité absolue de fournir une somme strictement et matériellement semblable.

Devant l’opposition d’un Israélite, M. Lévy, voisin de l’Enfida, les Français demandèrent au cadi l’autorisation d’ajouter au prix convenu cette poignée de menues monnaies. L’autorisation leur fut refusée.

Mais le code musulman est fécond en moyens, et un autre se présenta. Ce fut d’acheter cet énorme bloc de terres de 140,000 hectares, moins un ruban d’un mètre, sur tout le contour. Dès lors, il n’y avait plus contact avec aucun voisin ; et la Société franco-africaine demeura, malgré tous les efforts de ses ennemis et du ministère beylical, propriétaire de l’Enfida.

Elle y a fait de grands travaux dans toutes les parties fertiles, a planté des vignes, des arbres, fondé des villages et divisé les terres pas portions régulières de 10 hectares chacune, afin que les Arabes eussent toute facilité pour choisir et indiquer leur choix sans erreur possible.

Pendant deux jours, nous allons traverser cette province tunisienne avant d’en atteindre l’autre extrémité. Depuis quelque temps, la route, une simple piste à travers les touffes de jujubiers, était devenue meilleure, et l’espoir d’arriver avant la nuit à Bou-Ficha, où nous devons coucher, nous réjouissait, quand nous aperçûmes une armée d’ouvriers de toute race occupés à remplacer ce chemin passable par une voie française, c’est-à-dire par un chapelet de dangers, et nous devons reprendre le pas. Ils sont surprenans, ces ouvriers. Le nègre lippu, aux gros yeux blancs, aux dents éclatantes, pioche à côté de l’Arabe au fin profil, de l’Espagnol poilu, du Marocain, du Maure, du Maltais et du terrassier français égaré, on ne sait comment ni pourquoi, en ce pays. Il y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types de Levantins ; et on songe à ce que doit être la moyenne de morale, de probité et d’aménité de cette horde.

Vers trois heures, nous atteignons le plus vaste caravansérail que j’aie jamais vu. C’est toute une ville, ou plutôt un village, enfermé dans une seule maison, dans une seule enceinte, qui contient,