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le soir du troisième jour de marche, se dresser dans une plaine absolument inculte l’amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand que le Colisée de Rome, débris colossal qui pouvait contenir 80,000 spectateurs.

Autour de ce géant, qui serait presque intact si Hamouda, bey de Tunis, ne l’avait fait ouvrir à coups de canon pour en déloger les Arabes qui refusaient de payer l’impôt, on a trouvé, de place en place, quelques traces d’une grande ville luxueuse, de vastes citernes et un immense chapiteau corinthien de l’art le plus pur, bloc unique de marbre blanc.

Quelle est l’histoire de cette cité, la Tusdrita de Pline, la Thysdrus de Ptolémée, dont le nom seul se trouve transcrit une ou deux fois par les historiens ? Que lui manque-t-il pour être célèbre, puisqu’elle fut si grande, si peuplée et si riche? Presque rien, un Homère !

Sans lui, qu’eût été Troie? qui connaîtrait Ithaque?

Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce qu’est l’histoire, et surtout ce que fut la Bible. On comprend que les patriarches et tous les personnages légendaires, si grands dans les livres, si imposans dans notre imagination, furent de pauvres hommes qui erraient à travers les peuplades primitives, comme errent ces Arabes graves et simples, pleins encore de l’âme antique et vêtus du costume antique. Les patriarches ont eu seulement des poètes historiens pour chanter leur vie.

Une fois au moins par jour au pied d’un olivier, au coin d’un bois de cactus, on rencontre la Fuite en Égypte; et on sourit en songeant que les peintres galans ont fait asseoir la Vierge Marie sur l’âne qui fut monté sans aucun doute par Joseph son époux, tandis qu’elle suivait à pas pesans, un peu courbée, portant sur son dos, dans un burnous gris de poussière, le petit corps, rond comme une boule, de l’enfant Jésus.

Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, c’est Rebecca. Elle est habillée d’une robe en laine bleue, superbement drapée, porte aux chevilles des anneaux d’argent et sur la poitrine un collier de plaques du même métal unies par des chaînettes. Quelque- fois elle se cache la figure à notre approche ; quelquefois aussi, quand elle est belle, elle nous montre un frais et brun visage, qui nous regarde avec de grands yeux noirs. C’est bien la fille de la Bible, celle dont le cantique a dit : Nigra sum sed formosa, celle qui, soutenant une outre sur son front par les chemins pierreux, montrant la chair ferme et bronzée de ses jambes, marchant d’un pas tranquille, en balançant doucement sa taille souple sur ses hanches, tenta les anges du ciel, comme elle nous tente encore, nous qui ne sommes point des anges.