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Donc l’Arabe, apercevant un champ qui lui paraît fertile, y plante, soit des oliviers, soit surtout des cactus appelés à tort par lui figuiers de barbarie, et, par ce seul fait, s’assure la jouissance de la moitié de chaque récolte jusqu’à extinction de l’arbre. L’autre moitié appartient au propriétaire foncier, qui n’a plus dès lors qu’à surveiller la vente des produits, pour toucher sa part régulière.

L’Arabe envahisseur doit prendre soin de ce champ, l’entretenir, le défendre contre les vols, le sauvegarder de tout mal comme s’il lui appartenait en propre, et, chaque année, il met les fruits aux enchères pour que le partage soit équitable. Presque toujours, d’ailleurs, il s’en rend lui-même acquéreur, et paie alors au vrai propriétaire une sorte de fermage irrégulier et proportionnel à la valeur de chaque récolte.

Ces bois de cactus ont un aspect fantastique. Les troncs tordus ressemblent à des corps de dragons, à des membres de monstres aux écailles soulevées et hérissées de pointes. Quand on en rencontre un le soir, au clair de lune, on croirait vraiment entrer dans un pays de cauchemars.

Tout le pied du roc escarpé qui porte le village de Tac-Rouna est couvert de ces hautes plantes diaboliques. On traverse une forêt du Dante. On croit qu’elles vont remuer, agiter leurs larges feuilles rondes, épaisses et couvertes de longues aiguilles, qu’elles vont vous saisir, vous étreindre, vous déchirer avec ces redoutables griffes. Je ne sais rien de plus hallucinant que ce chaos de pierres énormes et de cactus qui garde le pied de cette montagne.

Tout à coup, au milieu de ces rochers et de ces végétaux à l’air féroce, nous découvrons un puits entouré de femmes, qui viennent chercher de l’eau. Les bijoux d’argent de leurs jambes et de leurs cous brillent au soleil. En nous apercevant, elles cachent leurs faces brunes sous un pli de l’étoffe bleue qui les drape, et, un bras levé sur leur front, nous laissent passer en cherchant à nous voir.

Le sentier est escarpé, à peine bon pour des mulets. Les cactus aussi ont grimpé le long du chemin, dans les roches. Ils semblent nous accompagner, nous entourer, nous enfermer, nous suivre et nous devancer. Là-haut, tout au sommet de la montée, apparaît toujours le dôme éclatant d’une koubba.

Voici le village : un amas de ruines, de murs croulans, où on ne parvient guère à distinguer les trous encore habités de ceux qui ne servent plus. Les pans de muraille encore debout au nord et à l’ouest sont tellement minés et menaçans que nous n’osons pas nous aventurer au milieu : une secousse les ferait crouler.

La vue de là-haut est magnifique. Au sud à l’est, à l’ouest, la