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l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, en un petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre quatre murs. Les dalles de marbre et les croix de bois couvrent des générations enfouies là depuis des siècles. C’est un fumier de morts à la porte des villes. On leur donne tout juste le temps de perdre leur forme dans la terre engraissée déjà par la pourriture humaine, le temps de mêler encore leur chair décomposée à cette argile cadavérique ; puis, comme d’autres arrivent sans cesse, et qu’on cultive dans les champs voisins des plantes potagères pour les vivans, on fouille à coups de pioche ce sol mangeur d’hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes, bras, jambes, côtes, de mâles, de femelles et d’enfans, oubliés et confondus ensemble; on les jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on offre aux morts récens, aux morts dont on sait encore le nom, la place volée aux autres que personne ne connaît plus, que le néant a repris tout entiers ; car il faut être économe dans les sociétés civilisées.

En sortant de ce cimetière antique et démesuré, nous apercevons une maison blanche. C’est El-Menzel, l’intendance sud de l’Enfida, où finit notre étape.

Comme nous étions restés longtemps à causer après dîner, l’idée nous vint de sortir quelques minutes avant de nous mettre au lit. Un clair de lune magnifique éclairait la steppe et, glissant entre les écailles de cactus énormes poussés à quelques mètres devant nous, leur donnait l’aspect surnaturel d’un troupeau de bêtes infernales éclatant tout à coup et jetant en l’air, en tous sens, les plaques rondes de leurs corps affreux.

Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit lointain, continu, puissant, nous frappa. C’étaient des voix innombrables, aiguës ou graves, de tous les timbres imaginables, des sifflemens, des cris, des appels, la rumeur inconnue et terrifiante d’une foule affolée, d’une foule innommable, irréelle, qui devait se battre quelque part, on ne savait où, dans le ciel ou sur la terre. Tendant l’oreille vers tous les points de l’horizon, nous finîmes par découvrir que cette clameur venait du sud. Alors quelqu’un s’écria :

— Mais ce sont les oiseaux du lac Triton.

Nous devions, en effet, le lendemain, passer à côté de ce lac, appelé par les Arabes El-Kelbia (la chienne), d’une superficie de 10,000 à 13,000 hectares, dont certains géographes modernes font l’ancienne mer intérieure d’Afrique, qu’on avait placée jusqu’ici dans les chotts Fedjedj, R’arsa et Melr’ir.

C’était bien, en effet, le peuple piaillard des oiseaux d’eau, campé, comme une armée de tribus diverses, sur les bords du lac éloigné cependant de 16 kilomètres, qui faisait dans la nuit ce grand vacarme