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à perte de vue, d’immenses troupeaux de dromadaires. Quand nous passons au milieu d’eux, ils nous regardent de leurs gros yeux luisans, et on se croirait aux premiers temps du monde, aux jours où le Créateur hésitant jetait à poignées sur la terre, comme pour juger la valeur et l’effet de son œuvre douteuse, les races informes qu’il a depuis peu à peu détruites, tout en laissant survivre quelques types primitif sur ce grand continent négligé, l’Afrique, où il a oublié dans les sables la girafe, l’autruche et le dromadaire.

Ah ! la drôle et gentille chose que voici : une chamelle qui vient de mettre bas, et qui s’en va vers le campement, suivie de son chamelet que poussent, avec des branches, deux petits Arabes dont la figure n’arrive pas au derrière du petit chameau. Il est grand, lui, déjà, monté sur des jambes très hautes portant un rien du tout de corps que terminent un cou d’oiseau et une tête étonnée dont les yeux regardent depuis un quart d’heure seulement ces choses nouvelles : le jour, la lande et la bête qu’il suit. Il marche très bien pourtant, sans embarras, sans hésitation, sur ce terrain inégal, et il commence à flairer la mamelle, car la nature ne l’a fait si haut, cet animal vieux de quelques minutes, que pour lui permettre d’atteindre au ventre escarpé de sa mère.

En voici d’autres âgés de quelques jours, d’autres encore âgés de quelques mois, puis de très grands, dont le poil a l’air d’une broussaille, d’autres tout jaunes, d’autres d’un gris blanc, d’autres noirâtres. Le paysage devient tellement étrange que je n’ai jamais rien vu qui lui ressemble. À droite, à gauche, des lignes de pierres sortent de terre, rangées comme des soldats, toutes dans le même ordre, dans le même sens, penchées vers Kairouan, invisible encore. On les dirait en marche, par bataillons, ces pierres dressées l’une derrière l’autre, par files droites, éloignées de quelques centaines de pas. Elles couvrent ainsi plusieurs kilomètres. Entre elles, rien que du sable argileux. Ce soulèvement et>t un des plus curieux du monde. Il a d’ailleurs sa légende.

Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva dans ce désert sinistre où s’étale aujourd’hui ce qui reste de la ville sainte, il campa dans cette solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s’arrêter dans ce lieu, lui conseillèrent de s’éloigner, mais il répondit :

— Nous devons rester ici et même y fonder une ville, car telle est la volonté de Dieu.

Ils lui objectèrent qu’il n’y avait ni eau pour boire, ni bois ni pierres pour construire.

Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots : « Dieu y pourvoira. »