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ne leur ont semblé mériter ces noms d’injustice et d’immoralité, et, généralement, elles les ont acceptées comme inhérentes à la constitution même de l’état ou de l’univers. Douées à un haut degré du sens du relatif, elles conçoivent aisément, trop aisément peut-être, que le mal de l’un fasse le bien de l’autre ; elles ne sont pas, comme l’est Israël, plus âpre et plus pressé, « affamées de justice et de justice immédiate. » Mais lui, au contraire, l’iniquité le révolte. Elle l’outrage, en quelque manière, dans l’idée même qu’il se fait de la toute-puissance de son Dieu. De là toute une théologie, ou plutôt encore toute une philosophie de l’histoire et de l’homme. L’homme offense le Dieu qui l’avait créé ; l’injustice qui semble gouverner le monde est la punition de cette offense ; et nul ne la vaincra qu’en se remettant lui-même aux mains de Dieu. Car ce Dieu n’a point abandonné sa créature ; il ne l’a point condamnée sans appel ; il continue de veiller sur elle. Il y a donc un point de perspective d’où l’on doit débrouiller ce chaos, et c’est ce point que cherche le prophète, c’est ce point qu’il a trouvé dans la conception de la « réparation finale » et de la « transformation du monde. » — « Isaïe, nous dit M. Renan, est le vrai fondateur de la doctrine messianique et apocalyptique. Jésus et les apôtres n’ont fait que répéter Isaïe. Une histoire des origines du christianisme qui voudrait remonter aux premiers germes devrait commencer à Isaïe. »

En effet, toutes ces idées sont passées dans le christianisme, et nous tenons, dans les livres qu’on appelle Prophétiques, l’anneau de la chaîne des temps qui rattache les récits de la Genèse aux enseignemens des Évangiles, Pour cette seule raison, nous croirions volontiers que M. Renan, s’il se trompe, ne se trompe guère quand il place vingt-cinq ou trente ans avant le temps d’Amos, et cinquante ou cent ans avant celui d’Isaïe, le « premier essai d’histoire sainte,» et non pas la composition, mais la compilation ou la rédaction des livres de Moïse. Il faut lire les cinq ou six chapitres où M. Renan nous fait en quelque sorte assister à ce travail, et, de ce travail même, il faut le voir déduire le caractère, la nature d’esprit, le sentiment religieux des rédacteurs. Je n’y relèverai que cette phrase : « Les récits de la création de la femme, de la tentation, de la pudeur naissant avec la faute, les larges feuilles du figuier indien servant à voiler les premières hontes, sont les mythes les plus philosophiques qu’il y ait dans aucune religion. » M. Renan avait déjà dit, dans son premier volume, en parlant du même récit : « La fausse simplicité du récit biblique, l’horreur exagérée qu’on y remarque pour les grands chiffres et les longues périodes ont masqué le puissant esprit évolutionniste qui en fait le fond, mais le génie des Darwin inconnus que Babylone a possédés il y a quatre mille ans s’y reconnaît