Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/760

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

honore singulièrement Johnson que cette fidélité qu’il eut toujours pour ses camarades de misère ; s’il y eut en lui un peu du pédant et du magister, il n’y eut jamais rien du sycophante et du parvenu. Il aima réellement Collins, car il a rendu justice à ses talens autant que le lui permettait son robuste esprit mieux fait pour voir les couleurs que les nuances et quelque peu apte à confondre les délicatesses avec les mièvreries, et il jugea sa nature morale avec une pénétration sympathique qui lui permit de réduire à leur juste valeur certaines imputations légèrement portées sur son caractère et ses mœurs. L’amitié de Johnson ne fut pas inutile au poète, même au point de vue pratique, ainsi qu’en témoigne l’anecdote que voici. « Un jour qu’il était muré dans sa chambre par un recors qui braillait dans la rue, je parvins à pénétrer jusqu’à lui. En cette circonstance, nous eûmes recours aux libraires, et sur la promesse d’une traduction de la Poétique d’Aristote, avec accompagnement de larges commentaires, il obtint une avance assez considérable pour lui permettre de se sauver à la campagne. » Une traduction de la Poétique d’Aristote avec commentaires ! encore une besogne de facile exécution pour quelqu’un qui est obligé de vivre au jour le jour de son travail. C’est peut-être l’unique fois qu’Aristote ait rendu ce service à un lettré. Quelque temps après, il hérita de son oncle, le colonel Martyn, et il put rendre les guinées avancées par le naïf libraire avec la bonne foi de la parfaite ignorance, car il est difficile d’admettre qu’il ait eut soupçon de ce que la besogne ainsi commandée exigeait de lenteur et de travail. Et voilà un expédient dont un bohème moderne ne s’aviserait pas ; chaque siècle a ses mœurs.

Cette misère de Collins n’eut jamais aucun sombre caractère. Ce fut une misère en quelque sorte élégante, où ne manquèrent pas les dangereuses douceurs. Il fréquentait les cafés littéraires de l’époque, et il y avait fait connaissance avec nombre de gens d’esprit et d’acteurs, parmi lesquels le célèbre Garrick. Par Garrick, il fut introduit dans le monde du théâtre, et il en fréquenta les foyers et les coulisses avec une assiduité où il entrait autre chose encore, paraît-il, que le désir d’en étudier les mœurs, dont il parlait, au dire d’un témoin déjà cité, avec une verve des plus amusantes. « Il passait son temps dans toutes les dissipations du Ranelagh, du Vauxhall et des théâtres, écrit son vieux camarade Gilbert White ; je le rencontrais souvent à Londres, et je me rappelle qu’il logea très longtemps dans une petite maison, au coin de King’s-Square-Court, Soho, en compagnie d’une certaine miss Bundy. » Cette dissipation de Collins est d’autant plus à noter qu’elle est en contradiction avec le caractère que laissent supposer ses poésies et qui fut certainement le vrai. Rien dans ce qu’il a écrit qui se sente de