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presque insignifiant. Une touche féerique est visible dans tous ces petits poèmes, une touche pareille à ces marques que laissent les fées sur les enfans qu’elles ont pinces ou sur les jeunes filles qu’elles ont aimées pour qu’elles se souviennent d’elles. C’est tout petit, à peine perceptible, un point rouge ; mais en appliquant la loupe sur ce point minuscule, on découvre l’empreinte de cinq mignons petits doigts, ou l’arc de deux petites lèvres, ou la morsure de deux petites dents du volume d’un grain de mil. Ce n’est rien, mais ces marques si imperceptibles durent, paraît-il, toute la vie, et lorsqu’elles ont été reçues par un poète, elles lui communiquent un charme qui ne peut s’effacer et qui subsiste encore après de longues années, quelquefois après de longs siècles.


III.

L’époque où vécut Collins fut pour la poésie anglaise une période de transition, et l’on sait ce que ces périodes ont d’ordinaire sinon d’absolument stérile, au moins d’incertain, de difficile, de morcelé ! « Lorsqu’on lit nos poètes de cette période, dit Thomas Carlyle dans son essai sur Burns, nos Gray, nos Glover, il semble qu’ils écrivent in vacuo, sans aucun appui de substance nationale. » Rien de plus vrai que ce jugement. C’est qu’à ce moment aucun courant dominateur dont l’inspiration individuelle puisse s’aider avec confiance n’existe réellement dans la nation. Le grand courant classique est épuisé et traîne péniblement ses derniers flots, lents, épaissis, vaseux, tout à fait comme nous voyons le Rhin, après avoir reflété dans son large lit tant de châteaux et de vignobles, se traîner péniblement à Leyde entre des rives sans caractère. Il disparaît, ce courant, avec le vieux torysme dont, pendant quatre-vingts ans, il a reflété le vigoureux conservatisme, les robustes préjugés, les opiniâtres espérances, et tout ce qu’il mêlait de franchise d’opinion et de familiarité populaire au scandale de son langage et au cynisme hautain de ses actes. Il a disparu avant même la mort de son dernier représentant illustre. Pope, qui justement agonise en ces années-là. Le whiggisme triomphant depuis l’accession de la maison de Hanovre n’est encore parvenu à créer aucun courant poétique aussi général et d’une telle fécondité, et, ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il n’y parviendra pas, prouvant ainsi que, quelles que soient la légitimité de sa victoire, la justice de sa cause et la valeur de ses principes, il a sur le parti vaincu cette infériorité que ses racines ne plongent pas aussi profondément dans le sol national et n’en aspirent pas la sève avec autant d’abondance. Sous cette suprématie du whiggisme, qui l’aurait cru, le génie du protestantisme, au lieu de grandir et de s’épanouir, se rabougrit, s’étiole et languit.