Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/827

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une créature despotique, à qui il soumettait jusqu’aux caprices innocens ou baroques des jeunes favorites. Les impressions d’enfance les plus vives de la princesse Salmé se rapportent à cette belle-mère redoutée. Il lui semble encore la voir passer suivie de son cortège, l’air hautain, très raide dans toute sa petite personne. Chacun demeurait pétrifié à son aspect. Sa belle-fille est obligée d’emprunter une comparaison à l’armée prussienne, où le sentiment de la hiérarchie est si vif, pour nous faire comprendre à quel point on avait la conscience de son néant devant bibi Azzé. — « Tous ceux, dit-elle, qui la rencontraient dans la maison, étaient anéantis de respect comme un conscrit d’ici devant un général. «  — Il ne se peut rien dire de plus fort.

La vieille sultane ne sortait guère de son palais blanc, enseveli dans les grands cocotiers. Sejjid-Saïd portait sa chaîne auprès d’elle pendant quatre jours de la semaine. Il allait passer les trois autres à Zanzibar, dans l’heureux Bet-il-Sahel, où il n’y avait pas de bibi et où personne ne connaissait la contrainte. Lui-même prenait alors une autre physionomie. On lisait sur son visage qu’il était en congé. Les trois jours écoulés, il revenait subir les caprices d’Azzé et tourner en rond sur sa terrasse. Comment l’avait-elle réduit là ? Par quels liens mystérieux le tenait-elle ? Soit ignorance, soit discrétion, la princesse Salmé garde le silence sur cette énigme. Elle se borne à constater à plusieurs reprises « le pouvoir incroyable » que sa belle-mère exerçait sur son père.

Sejjid-Saïd n’avait pas toujours été dompté. Il avait eu jadis des colères de fauve. On se contait tout bas dans le harem qu’il s’était jeté un jour, le sabre à la main, sur une bibi qui avait eu des torts, et qu’il l’aurait tuée sans l’intervention d’un eunuque. L’âge avait eu raison de sa vivacité, et le bouillant conquérant de 1784 avait pris l’air débonnaire d’un roi de féerie. On en abusait un peu à Bet-il-Sahel, où les sarari et leurs filles en faisaient à leur tête. La princesse Salmé, qui y passa la plus grande partie de son temps à dater de sa septième ou huitième année, ne nous déguise rien de cet intérieur extravagant.

C’est la première fois que nous sommes initiés par un écrivain très bien renseigné, et tout à fait digne de foi, aux tribulations d’un homme en possession de cent femmes ou davantage. Elles surpassent encore ce que nous imaginions. Il est vrai que Sejjid-Saïd prenait plaisir à braver les difficultés. Presque centenaire, il continuait à faire venir d’Asie et d’Afrique de jolies filles dont les jeunes passions agitaient ses palais. Les Abyssines se distinguaient entre toutes par leur cœur orageux. Jalouses et vindicatives, elles étaient promptes à la colère et tenaces dans