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leurs rancunes. Les Circassiennes, plus calmes, n’en étaient pas plus faciles à gouverner. Elles avaient conscience de leur supériorité de race et se montraient arrogantes. L’une d’elles, nommée Courschit, déjà sur le retour, était la seule personne dans tout le royaume qui fût capable de tenir bibi Azzé en échec. Elle avait un fils qu’elle dominait entièrement et par lequel elle avait une main dans les affaires publiques. D’une force de volonté peu commune, elle s’était fait une place à part à Bet-il-Sahel, où chacun la consultait avec déférence. Sa haute taille et son regard pénétrant, auquel rien n’échappait, faisaient peur aux petits enfans. Chacun admirait son intelligence, mais on ne l’aimait pas.

Aucune de ces créatures primitives n’avait la moindre notion d’une discipline morale. La nature les avait faites bonnes ou mauvaises. Les mœurs leur imposaient l’observance de certaines règles extérieures. L’idée de se vaincre soi-même leur était aussi étrangère que l’idée de la précession des équinoxes. Tant mieux si leurs instincts étaient bons; s’ils étaient mauvais, la crainte du châtiment était pour elles le commencement, le milieu et la fin de la sagesse, et cette sagesse telle, qu’elle leur était rendue plus difficile encore par les rivalités de races. On se groupait par nations et par couleurs, et il naissait de ces alliances des inimitiés et des amitiés également furieuses. Les harems de Sejjid-Saïd étaient des fournaises de haine et d’amour. Les passions y avaient une violence grandiose, inconnue à nos sociétés policées où chacun est dressé de longue main à se maîtriser. La princesse Salmé fut frappée du contraste à son arrivée en Europe. Elle crut que nos sentimens étaient pâles et froids comme notre ciel, et elle nous plaignit, car elle est bonne. Depuis vingt ans, elle cherche une Allemande qui sache le sens des mots aimer et haïr comme le savait la dernière de ces filles incultes, que nous méprisons dans notre orgueil de civilisés, et elle ne l’a pas trouvée. Elle ne la trouvera jamais, et ne comprendra jamais pourquoi. Dès qu’elle parle de ces sortes de choses, il éclate aux yeux que l’Arabe et l’Européen sont deux frères ennemis, aussi inintelligibles l’un à l’autre qu’ils sont irréconciliables.

Vingt ans d’éducation chrétienne et allemande ont passé sur la princesse Salmé, et elle demeure aussi incapable que le premier jour de s’assimiler nos manières de sentir et nos idées. Elle garde l’impression persistante d’une diminution de vie, qui date du jour où elle a quitté son pays. Si elle savait manier les idées abstraites, elle nous dirait : — « C’est vous qui prenez pour la vie ce qui n’en est que le fantôme, qui vous amusez de puérils, tels que des chemins de fer et des observatoires. Rien ne compte pour