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qu’un : il n’y a qu’une société. Mais pour qu’une telle société existe, il faut une croyance commune et des principes acceptés. Mais si les croyances sont divisées, si les principes sont mis en question, comme aujourd’hui, aucune de ces croyances, aucun de ces principes ne peut prétendre à absorber en sa faveur la force de l’état pour l’imposer aux autres. Cet emploi de la force retarde le triomphe de la vérité au lieu de l’accélérer. La violence profane le sanctuaire de l’âme. L’église elle-même, dans cette union, fait un marché de dupes ; car, pour s’assurer l’empire, elle perd sa propre liberté. Lamennais donc proposait comme remède ce que l’on appelle aujourd’hui « la séparation de l’église et de l’état. » Cette formule, depuis si célèbre, lui appartient. C’est lui qui, le premier, l’a introduite dans la controverse politique. C’est la formule que M. de Cavour a reprise en la traduisant en ces termes : l’église libre dans l’état libre[1]. Ainsi, cette thèse de la séparation, soutenue aujourd’hui par les écoles radicales les plus opposées au christianisme et par haine du christianisme, a été primitivement l’invention du parti catholique, ou du moins de la portion de ce parti qui ne voyait plus de salut pour l’église que dans la liberté. Suivant Lamennais, la séparation des deux puissances est la conséquence de la liberté de conscience ; Ou l’état protège l’église, ou il l’opprime ; dans les deux cas, il y a Violation de la liberté. Si l’église obéit, elle est suspecte de servilité ; si elle résiste, de rébellion. Comme conséquence de cette réforme, Lamennais demande que le gouvernement ne soit plus rien dans le choix des évêques ni des curés, qu’il ne se mêle ni du culte, ni de l’enseignement, ni de la discipline, que la liberté de communication avec Rome soit entière. Au fond, il s’agit d’instituer un gouvernement en face des gouvernemens, et, comme on disait autrefois, un état dans l’état. Les avantages pour l’église, selon Lamennais, seraient bien supérieurs aux inconvéniens. Le seul sacrifice que l’église aurait à faire en compensation serait le sacrifice du salaire des prêtres. Mais ce salaire est contraire à leur dignité et à leur indépendance. Ils achètent leur subsistance par l’abandon de leur liberté. D’ailleurs, qu’y a-t-il à craindre ? La charité viendrait au secours du sacerdoce, comme elle le fait en Irlande, dans ce pays de pauvreté et même de détresse, et où cependant les pauvres aiment mieux tout souffrir que de laisser leur clergé sans ressources. Enfin, il faut revenir au christianisme primitif, pauvre, nu, se recrutant parmi les faibles et les misérables, donnant l’exemple du sacrifice et de l’humilité ; à ce prix, le christianisme peut espérer un

  1. Cette formule de Cavour peut bien s’entendre même d’un pays où il existe un clergé salarié ; mais, prise à la rigueur, elle conduit à la séparation.