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daignez abaisser vos regards sur quelques-uns d’entre les derniers de vos enfans, qu’on accuse d’être rebelles à votre infaillible et douce autorité ; les voilà devant vous : lisez dans leur cœur, il ne s’y trouve rien qu’ils veuillent cacher ; si une seule de leurs pensées, une seule, s’éloigne des vôtres, ils la désavouent, ils l’abjurent. Vous êtes la règle de leurs doctrines ; jamais, non jamais, ils n’en connaîtront d’autres. O père, prononcez sur eux la parole qui donne la vie, parce qu’elle donne la lumière, et que votre main s’étende pour bénir leur obéissance et leur amour. » En parlant ainsi, Lamennais était sincère ; il se croyait l’âme docile et se persuadait que la foi surmonterait tout. Il comptait sans les passions humaines, sans l’amertume des malentendus, sans les irritations d’une longue et stérile attente, sans la force de plus en plus entraînante de ses convictions nouvelles, sans les retours menaçans de l’incrédulité de sa jeunesse jusqu’ici conjurée par la chaleur de la lutte, mais que la douleur d’une grande cause perdue ferait reparaître à la surface. Il ne connaissait pas le saint-siège, il ne se connaissait pas lui-même. La politique glacée d’un pouvoir vieilli mise en présence des brûlantes ardeurs d’un génie tourmenté d’idéal jeta Lamennais dans un trouble profond et dans un véritable désespoir. Ses amis, plus jeunes que lui, purent se sauver, grâce aux espérances et à la souplesse de l’âge. Mais atteint dans sa pleine maturité, il n’avait plus assez de ressort pour recommencer sa vie dans le même ordre d’idées, ni assez de lassitude pour s’éteindre dans le silence. Il ne pouvait vivre que dans la foi. Désabusé d’un côté, il se tourna de l’autre. Les vastes espérances humanitaires qui agitaient son époque s’emparèrent de son imagination et substituèrent un nouveau mirage à celui qui l’avait déçu. Telle fut à peu près son histoire, que nous comprendrons mieux en la suivant pas à pas dans les différentes phases de la crise qui allait se précipiter de plus en plus pour aboutir à la plus douloureuse catastrophe.


II.

Lamennais venait de partir pour Rome avec ses deux amis, Lacordaire et Montalembert. Le récit de ce voyage, des causes qui l’ont amené, des incidens qui l’ont signalé, des conséquences qu’il a eues, est le sujet d’un des livres les plus intéressans de l’auteur et l’un de ses meilleurs ouvrages, les Affaires de Rome (1836). Cet ouvrage est intéressant non-seulement par le fond, mais encore par la forme. Le talent pittoresque et descriptif s’y joint à la verve du