Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le pacte da Vatican et du Kremlin n’est pas encore conclu ; entre les clés de Saint-Pierre et l’aigle russe, la religion n’est pas la seule barrière.

Le différend religieux, bien qu’aggravé par la promulgation de l’infaillibilité pontificale, porte moins sur le dogme que sur des antipathies séculaires, si enracinées chez le peuple que, en se réconciliant avec Rome, l’église officielle pourrait craindre de renforcer le raskol. Il en est un peu, à cet égard, de l’orthodoxie comme du protestantisme : la haine de la papauté est, pour beaucoup d’orthodoxes, l’âme de l’église orientale, et les tendances protestantes d’une partie du clergé y ont encore fomenté l’anti-romanisme. Mais le principal obstacle n’est pas dans la conscience religieuse, il est dans ce que V. Solovief appelle « le nationalisme, » dans le penchant à glorifier tout ce qui semble russe et à s’insurger contre tout ce qui paraît étranger. À cet exclusivisme national, il ne déplaît pas d’être séparé de l’Occident par la religion. Le rapprochement effectué par Pierre le Grand sur le terrain de la civilisation, il ne se soucie pas de le poursuivre dans le domaine moral. Pour lui, l’isolement sied à la grandeur russe. Reconnaître la suprématie romaine, même en conservant une église autonome, ce serait abaisser la Russie devant l’Occident décrépit, dont le Slave n’a plus rien à emprunter. Quand Moscou assurerait, par là, l’union des Slaves, ce ne serait, lui semblerait-il, que par une abdication du slavisme. Peu lui importe que ce nationalisme religieux répugne à l’esprit essentiellement cosmopolite du christianisme. La Russie prétend tout trouver en elle-même ; elle se considère comme un monde à part, ou mieux comme le centre de gravité du monde futur. Se croyant appelée à l’hégémonie intellectuelle et politique du continent, il lui agrée peu d’entrer dans l’unité catholique et de devenir partie d’un tout. Elle préfère se regarder elle-même comme un tout complet et être, presque à elle seule, l’héritage du Christ, le peuple chrétien.

il y a un autre obstacle : après l’idolâtrie nationale, l’idolâtrie de l’état. L’état est un dieu jaloux qui ne souffre pas volontiers de rival, il veut être le dieu unique. Ce qui, aux yeux du penseur, fait la supériorité de l’église catholique, ce qui la rend en quelque sorte libérale malgré elle[1], c’est que, par sa constitution, elle met une borne à l’omnipotence de l’état, le futur tyran des sociétés modernes. Cela seul lui vaudrait les défiances de l’autocratie, aussi bien que de la démocratie. Aux tsars, il faut

  1. Voyez les Catholiques libéraux, l’église et le libéralisme, conclusion. Paris, Plon.