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le jouet de tout ce qui l’environne. Sa pensée va saisir dans les abîmes les plus reculés de la nature inorganique les premiers élémens de la forme, et s’élève jusqu’à la forme infinie et éternelle ; et puis tout d’un coup on voit cette intelligence se perdre dans un atome. Son amour aspire à un bien immense ; il veut être heureux. Il souffre, il gémit, il craint ; l’ennui, le dégoût, l’angoisse, sont devenus le fond de sa vie, et la plainte sa voix naturelle. Effrayant mystère, et qui l’expliquera ?.. Le mal est dans le monde. » L’homme est donc un être incompréhensible. C’est en lui que le mal se présente sous la forme la plus aiguë, sous la triple forme de la maladie, de l’erreur et du péché.

Malgré cette énergique peinture du mal, Lamennais est absolument optimiste. Comme saint Augustin, comme Leibniz, il croit que le mal n’est pas une réalité, mais une conséquence de la limite, un moindre être, une négation. Le mal physique en particulier n’est rien de réel. Il n’y a de vrai mal que le mal moral, qui vient de la liberté de la créature. La vraie cause du mal moral est la lutte qui s’établit entre la loi d’unité qui porte l’être vers Dieu comme vers sa source, et la loi d’individualité qui le détache de Dieu et le ramène à lui-même. C’est par la loi d’individualité que les êtres qui en Dieu n’étaient séparés que par une distinction purement idéale se séparent les uns des autres, hors de Dieu, par une limite réelle. L’individualité est la condition de l’être fini ; mais alors, si c’est l’individualité qui est la source du mal, et si c’est cependant la loi de l’être fini, la création porte donc le mal avec elle-même, en tant que création ; dès lors, la responsabilité remonte jusqu’à Dieu lui-même qui a créé. Aussi Lamennais est-il embarrassé entre son optimisme, et ses vieilles rancunes contre l’individualité, qu’il avait toujours combattue comme source de tout mal. Mais il résout le problème en disant que ce n’est pas l’individualité qui est le mal, mais le renversement des termes, en vertu duquel la loi d’unité est sacrifiée à celle d’individualité. L’individu est et doit être ; mais il doit se subordonner à l’unité comme à son centre. C’est la loi du Bien. Renverser les termes, sacrifier l’unité à l’individualité, par exemple préférer le moi à la famille, la famille à la patrie, la patrie à l’humanité, l’humanité à Dieu, c’est la loi du mal. Le mal, c’est l’égoïsme, c’est en même temps le matérialisme, car l’individualité est constituée par la limite, et la limite, c’est la matière.

Après cette explication générale du mal moral, Lamennais met en présence deux solutions du problème : la doctrine de la chute et la doctrine du progrès. Il est très sévère pour la doctrine de la chute, c’est-à-dire pour la doctrine chrétienne, dont il avait été