Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/564

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

On cherche en vain sur quels principes le législateur peut appuyer de plus amples prétentions, et un esprit perspicace saisit aisément les inextricables difficultés qu’il rencontre s’il veut aller plus loin. Pourquoi restreindrait-il, soit en général, soit dans certaines industries, la durée du travail des hommes ou des femmes ayant atteint la majorité ? Ni le droit ni les faits ne comportent une pareille intervention. Le droit consiste dans la liberté dont doit jouir chaque être adulte de disposer, comme il l’entend, de ses forces et de son temps, sous la seule réserve qu’il ne lèse pas autrui. S’il convient à un homme ou à une femme, ayant beaucoup de charges ou de besoins, de travailler une ou deux heures de plus que la généralité des autres femmes ou des autres hommes, pourquoi la loi aurait-elle la barbarie de le lui interdire ? Quelle indemnité lui donnerait-elle pour cette sorte d’expropriation ? Se chargerait-elle de pourvoir aux besoins qui devaient être satisfaits par le produit de cette heure ou de ces deux heures de travail supplémentaire ? L’indemnité est impossible, tellement elle serait vaste, et l’expropriation sans indemnité serait un acte monstrueux. Puis, pourquoi la loi irait-elle créer des délits fictifs ou artificiels ? Il n’existe déjà que trop de délits qu’il est impossible de prévenir et souvent de châtier. On démoralise une nation, on lui enlève toute règle fixe de conscience et de conduite quand on multiplie les prohibitions qui semblent découler de la fantaisie du législateur plutôt que de la nature des choses et des hommes. L’ancienne loi de 1814, qui prohibait le travail du dimanche, outre qu’elle n’a jamais été appliquée à la lettre, paraissait avec raison une intrusion injustifiée du législateur dans la sphère des actes réservés à l’appréciation individuelle. Il en serait de même de toute loi limitant le travail des hommes ou des femmes ayant atteint leur majorité.

L’argument que les ouvriers sont isolés, faibles, dans la dépendance du patron, et qu’ils ne peuvent débattre librement avec lui les conditions de leur travail, outre qu’il porterait infiniment loin et devrait entraîner jusqu’à la fixation des salaires par l’autorité, est en contradiction avec toute l’expérience récente. En fait, les ouvriers contemporains, pourvus d’une instruction assez développée, jouissant du droit d’association et de coalition, possédant, soit individuellement, soit collectivement quelques épargnes, soutenus d’ailleurs par une partie de la presse, encouragés moralement par nombre de politiciens, peuvent discuter, sans aucune infériorité de situation, leurs conditions de travail avec des patrons