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de dépit « la Reine de Paris, » qui, par la grâce de sa raison, sa coquetterie contenue et son don d’enchantement, avait su captiver le prince de Ligne, qui lui voua un de ces sentimens mixtes, indécis, flottans entre l’amitié et l’amour, comme ce tombeau de Mahomet qu’une légende orientale peint suspendu entre ciel et terre, ne pouvant ni tomber, ni monter ? Le prince n’eût pas mieux demandé sans doute que de descendre des sphères platoniques où la marquise le retenait, parce qu’elle voulait garder son empire : félicitons-la et remercions-la, puisque cette amitié amoureuse nous a valu les lettres qu’il lui adressa pendant son voyage en Crimée et qui méritent d’être citées parmi les meilleures d’une époque où la littérature épistolaire avait tant d’éclat. Il y donne maints détails sur l’impératrice, mais lui parle d’abord d’elle-même, ainsi qu’il convient lorsqu’on écrit à une jolie femme. Quel aimable début, par exemple, dans cette première lettre où il dessine, en se jouant, le portrait de la marquise : « Savez-vous pourquoi je vous regrette, madame la marquise ? C’est que vous n’êtes pas une femme comme une autre et que je ne suis pas un homme comme un autre : car je vous apprécie mieux que ceux qui vous entourent. Et savez-vous pourquoi vous n’êtes pas une femme comme une autre ? C’est que vous êtes bonne, quoique bien des gens ne le croient pas. C’est que vous êtes simple, quoique vous fassiez toujours de l’esprit, ou plutôt que vous le trouviez tout fait : c’est votre langue ; on ne peut pas dire que l’esprit est dans vous, mais vous êtes dans l’esprit. Vous ne courez pas après l’épigramme, c’est elle qui vient vous chercher. Vous serez dans cinquante ans une Mme du Deffand pour le piquant, une Mme Geoffrin pour la raison et une maréchale de Mirepoix pour le goût. A vingt ans, vous possédez le résultat des trois siècles qui composent l’âge de ces dames. Vous avez pris la grâce des élégantes sans en avoir pris l’état. Vous êtes supérieure, sans alarmer personne que les sots. Il y a déjà autant de grands mots de vous à citer que de bons mots. Ne point prendre d’amans, parce que ce serait abdiquer, est une des idées les plus profondes et les plus neuves. Vous êtes plus embarrassée qu’embarrassante, et, quand l’embarras vous saisit, un certain petit murmure rapide et abondant l’annonce le plus drôlement du monde, comme ceux qui ont peur des voleurs chantent dans la rue. Vous êtes la plus aimable femme et le plus joli garçon, et enfin ce que je regrette le plus… »

Une fois même échappé, par un heureux hasard, au tourbillon des fêtes impériales, pris d’un bel élan de passion pour cette nature qu’il aime surtout à travers les jardins, saisi par la poétique splendeur du tableau qui se déroule sous ses yeux et jouissant enfin de lui-même, le prince rencontre des accens tout nouveaux, un