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empereur s’en tiendra à des vœux, à des souhaits, et, emporté par son ardeur, fidèle à sa maxime qu’il faut chercher de la pratique où l’on peut, il demande la permission de servir dans l’armée russe, offrant en même temps de le tenir au courant des plans et des opérations. Il se trompait, l’empereur allait bientôt entrer en campagne et venait de le nommer général en chef commandant toute l’infanterie ; mais il accorda l’autorisation. Le prince voulait donner un bal aux plus jolies femmes de la cour ; comme on croyait la guerre engagée à fond, on ne lui en laissa pas le temps. Il part le 1er novembre 1787 pour Oesakow, court jour et nuit et tombe de son haut lorsqu’il entend Potemkin se plaindre qu’il manque de tout, que les Tartares le menacent de tous côtés, que c’est miracle s’il a pu tenir bon. Cinq mois s’écoulent dans une inaction dont il finit par percer le mystère. En vain presse-t-il, gourmande-t-il, conjure-t-il les généraux russes d’aller de l’avant, car il voudrait tonner et étonner et que la guerre se dépêchât ; il s’aperçoit que Romanzof et Potemkin sont d’accord pour berner l’empereur et ne se mettre en campagne qu’au mois de juillet, afin que toutes les forces ottomanes se jettent sur les Autrichiens. « Votre Majesté, écrit-il à Joseph II, a pour elle les galeries et les salons de l’Ermitage, mais point le cabinet. « Il se compare à une bonne d’enfant, mais son enfant est grand, fort et mutin ; il se flattait de commander les deux armées russes, on le sature de belles paroles, on dépense beaucoup d’hommes dans de fausses attaques, tandis que Potemkin le dessert auprès de Catherine II, qui eût été bien aise qu’il la trompât. Général en chef sans corps d’armée, ambassadeur in partibus, il se console comme il peut, en écrivant à l’empereur, à son fils, à Ségur, des lettres fort humoristiques sur cette campagne hypocrite, ses compagnons d’armes et cette Europe si barbouillée où tout ce qui se passe lui semble un coup de pied dans une fourmilière.

Cependant Joseph II était entré en campagne : le fils du prince de Ligne se distingue au siège de Sabacz, monte le premier à l’assaut, entre le premier dans la ville. Témoin de ce fait d’armes, l’empereur lui confère le grade de colonel, le décore de l’ordre de Marie-Thérèse et annonce lui-même la nouvelle à son père. On juge de son émotion en lisant dans la lettre impériale que le jeune colonel avait en grande partie contribué à la réussite de l’entreprise. « Cette lettre, écrit-il au prince Charles, te vaut mieux que tous les parchemins, vraie nourriture des rois. » Et, comme la modestie est la pudeur de l’éducation, il se compare lui-même à ce comparse naïf, qui, entendant faire l’éloge d’un beau sermon, disait avec fierté : « C’est moi qui l’ai sonné. »

Bientôt les choses allèrent fort mal pour l’Autriche : trente mille hommes tués en détail, quarante mille dévorés par la peste,