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avec l’audace de l’ignorance, avec la hâte bruyante de l’enfant; ils s’attaquaient impitoyablement aux administrateurs impopulaires, ils choisissaient leurs victimes jusque dans le comité des ministres. La réussite les encouragea, quand ils purent s’attribuer la chute des deux personnages qu’ils avaient traqués avec le plus d’acharnement, le général Tchertkof, gouverneur de Kief, et l’amiral Greigh, ministre des finances.

Pour comble de malheur, les fléaux du ciel semblaient se liguer contre Loris. La récolte de 1880 avait été insuffisante; un hiver précoce et irrégulier rendait les communications difficiles dans le sud-est de la Russie; les barques chargées de grains ne pouvaient plus descendre les fleuves, tour à tour pris et débâclés. La famine sévit sur le Bas-Volga, elle fit des victimes à Simbirsk, à Saratof, à Samara. Dans cette dernière ville, des bandes de paysans affluaient de la campagne et parcouraient les rues en demandant du pain. Sous cette rubrique menaçante : « Pour les affamés, » les colonnes des journaux se remplissaient d’appels désespérés à la pitié publique, de listes de souscription, et aussi de déclamations où grondait le souffle révolutionnaire ; des pièces satiriques représentaient le moujik mourant de faim et de froid devant les tables luxueusement servies des hauts dignitaires. Bientôt commencèrent les dénonciations contre les accapareurs, contre l’agiotage des marchands de grains, qui aggravaient la crise dont ils bénéficiaient.

Je me souviens qu’à cette époque, entrant un jour chez une personne d’une rare distinction d’esprit, je la trouvai occupée à lire le livre de M. Taine sur l’ancien régime. « Je l’ai jeté plusieurs fois avec terreur, me dit-elle, et je le reprends comme s’il me brûlait les doigts : c’est trop semblable, c’est la peinture de tout ce que nous voyons autour de nous ! » Vers le même temps, un sénateur qui voulait faire sa cour à Loris lui ayant demandé : « Qu’arriverait-il de nous, si vous tombiez aujourd’hui sous la balle d’un nihiliste? » le général répondit gravement : «Ce serait une révolution. »

Il y avait dans ce propos un peu de l’infatuation inévitable chez l’homme auquel tous les autres remettaient leurs destinées. Il y avait surtout une erreur que nous partagions tous alors, une erreur de mesure sur l’épaisseur de la petite écorce cultivée qui recouvre la profonde terre russe. La classe moyenne, agitée par l’esprit progressiste et par l’ambition de jouer un rôle, était trop insignifiante comme nombre, trop séparée des masses paysannes, pour réussir à troubler leur sommeil séculaire. Le ferment n’était pas en rapport avec l’immensité et la pesanteur de la pâte qu’il prétendait faire lever. En Russie, l’équilibre instable d’où naissent les révolutions n’est pas près de s’établir entre la poussée de quelques