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hommes qui savaient tout juste lire, écrire et faire les quatre règles, sont devenus, pendant la Révolution, des officiers excellens et des généraux vainqueurs. — Il n’en est point ainsi de la capacité civile ; elle comporte des études longues et suivies ; pour faire un prêtre, un magistrat, un ingénieur, un professeur, un préfet, un percepteur, il faut un homme qui ait appris la théologie ou le droit, les mathématiques ou le latin, l’administration ou les finances ; sinon, le fonctionnaire n’est pas en état de fonctionner : à tout le moins, il doit savoir l’orthographe, n’être pas incapable d’écrire le français, d’instruire une affaire, de rédiger un rapport, de tenir une comptabilité, au besoin, de comprendre un plan, de faire un devis, de lire une carte. Au commencement du Consulat, les hommes de cette espèce sont rares ; en leur qualité de notables[1], la Révolution les a fauchés de préférence. De tous leurs fils et de tant de jeunes gens bien élevés qui se sont faits soldats par patriotisme, ou qui sont partis pour empêcher leur famille d’être suspecte, la moitié est restée sur le champ de bataille ou n’est sortie de l’hôpital que pour aller dans le cimetière ; « le muscadin[2] crevait dès la première campagne. » En tout cas, pour eux et pour leurs frères plus jeunes, pour les enfans qui commençaient le latin ou les mathématiques, pour tous les aspirans aux professions libérales, pour toute la génération qui allait recevoir l’instruction supérieure, secondaire ou même primaire et fournir au labeur intellectuel des cerveaux bien préparés, l’éducation a manqué pendant dix ans. Non seulement les fondations qui défrayaient l’enseignement ont été confisquées, mais le personnel enseignant, qui était presque tout ecclésiastique, a été l’un des plus proscrits entre les proscrits, fendant que la réquisition militaire et la fermeture des écoles supprimaient les élèves, les massacres, le bannissement, l’emprisonnement, la misère et l’échafaud supprimaient les maîtres. Pendant que la ruine des universités et des collèges abolissait l’apprentissage théorique, la ruine des manufactures et du commerce abolissait l’apprentissage pratique, et, par la longue interruption de toutes les études, l’instruction générale, aussi bien que la compétence spéciale, sont devenues, sur le marché, des denrées rares. — C’est pourquoi, en 1800, et dans les trois ou quatre années suivantes, quiconque apporte sur le marché l’une ou l’autre des deux denrées est sûr de

  1. La Révolution, III, 439. — Déjà, on 1795, le besoin des hommes compétens et spéciaux était si grand que le gouvernement cherchait, même parmi les royalistes, des chefs de service pour les finances et la diplomatie ; il faisait des offres à M. Dufresne et à M. de Rayneval. — Ibid., 406. — (Cf. les Mémoires de Gandin, Miot et Mollien.)
  2. Paroles de Bouquier, rapporteur de la loi sur l’éducation (séance de la Convention, 22 frimaire an II).